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– Il y a quatre jours que je n’ai vu mon maître le comte Amauri de Loraydan, finit-il par murmurer. Il n’a point quitté Paris, je le sais. Pourquoi ne revient-il pas?…

– Pourquoi? Eh! pourquoi mon maître, le sire Clother de Ponthus, est-il absent depuis quatre jours? Pourquoi ne revient-il pas en son logis? Pourquoi me laisse-t-il mourir de soif?

Les deux valets se regardèrent en silence, et ils furent comme effarés du visage qu’ils se firent l’un à l’autre. Chacun d’eux avait dit: Mon maître est absent depuis quatre jours. Et à chacun d’eux, comme un éclair, la même pensée était venue.

Brisard se mit à siffler un air de chasse, et Bel-Argent reprit la besogne qu’il s’était imposée. Mais soudain:

– Avoue que tu ne l’as pas vu sortir!…

– Qui cela! tressaillit Brisard.

– Je ne sais pas; celui qui devait sortir… et qui n’est point sorti!

– Eh bien non! Il n’est pas sorti! Il est entré avec le sire de Loraydan, et depuis, il n’est point sorti! Voilà!

Brisard se mit à respirer comme s’il eût été soulagé d’un poids énorme. Il était devenu très pâle et une sueur froide couvrait son visage. Il louchait terriblement vers le portail et se disait: Si Amauri de Loraydan survient à ce moment, je suis un homme mort!

– Où est-il?…

– Qui cela? répéta Brisard dans un même tressaillement d’épouvante et de remords.

– Qui cela? Eh! celui qui n’est pas sorti!… où est-il?

– Je ne sais pas. Mais il est mort!

– Mort?…

– Dame! S’il n’était point mort, il serait sorti…

– C’est juste, dit Bel-Argent.

Ils n’avaient plus soif, ni l’un ni l’autre ne parlait plus d’aller au proche cabaret. Brisard étouffait. Son remords lui montait à la gorge. Ces quatre jours passés dans le silence du vaste hôtel désert… de l’hôtel où sûrement il y avait un mort!… ces quatre jours passés en tête à tête avec le fantôme, passés à étouffer les besoins de parler d’heure en heure plus impérieuse, oui, ces quatre jours avaient transformé l’homme. Ce n’était plus la machine à obéir…

– Il faut que je parle ou je crève! gronda-t-il. Écoute, tu me trahiras si tu veux. Tant pis, il faut que je parle… Je n’en puis plus!…

– Eh! parle donc! Pourquoi voudrais-je te trahir? Ton maître est un rude sacripant. Voilà tout ce que je sais. De plus, s’il me voit à Paris, je crois qu’il aura fort envie de me faire pendre. Ce n’est donc pas moi qui irai lui répéter ce que tu as à me dire.

– Tant pis! grogna Brisard. Dis-lui, Dis-lui si tu veux. Il faut que je parle. Bon sang! Je n’aurais jamais cru que c’était si dur à avaler et que ça vous étouffait à ce point. Eh bien, donc, ils sont entrés ensemble. Je les ai vus comme je te vois. Et ils n’avaient pas l’air camarades, non! Ils sont entrés tous deux, et le comte de Loraydan est sorti tout seul. C’est donc qu’il a tué l’autre. Il l’a tué, que je te dis! Et moi, je ne peux plus vivre sous le même toit que ce cadavre. J’ai peur! Oui, j’ai peur, au nom de tous les diables! Le jour, ça passe encore. Je vais, je viens, je siffle, je bois…

– Tu bois? interrompit Bel-Argent, machinalement.

– Mais la nuit!… Quelles nuits, bon sang de bon sang! Quelles nuits! Je l’entends, oui, sur ma foi, il y a eu des moments où j’ai cru entendre le cadavre se lamenter! Loraydan a tué l’autre, et l’a laissé là. Le cadavre est là! Et il faut que je le garde, moi! Ce n’est pas juste. Ce n’est pas à moi de le garder, l’homme mort, puisque ce n’est pas moi qui l’ai tué! Et voilà le cadavre qui se met à appeler et à frapper comme qui dirait des coups dans une porte, comme s’il m’appelait, moi! Est-ce juste? Est-ce moi qui l’ai tué? Voilà bien pourquoi mon maître ne revient pas, l’animal! Ah! le bougre se doute bien que le cadavre l’appellerait pendant la nuit. Pas de danger qu’il vienne! Il faut que ça soit moi qui reste à écouter le cadavre, et à ne rien dire, et à suer de peur et à claquer des dents!… Voilà. Maintenant, ça va mieux…

Brisard se tut, soulagé, mais regrettant déjà d’en avoir tant dit, et examinant avec attention Bel-Argent, pour tacher d’établir quel fond il pouvait faire sur sa discrétion.

Et Bel-Argent, tout à coup:

– Où est-il?…

– Qui ça?… Loraydan?…

– Eh non!… Lui!… Le cadavre!…

Brisard frissonna. D’un vague geste de la main, il désigna les salles du rez-de-chaussée.

– Par là, fit-il… je ne sais pas trop où…

– Allons voir! dit Bel-Argent.

– Voir! sursauta Brisard. Quoi voir? Tu es fou? Le cadavre est bien où il est. Laisse donc, va. Et puis, ça ne te regarde pas, dis donc! Et d’abord, qu’est-ce que tu viens espionner ici, toi? Dehors! Et plus vite, encore!

– Non! dit Bel-Argent.

– Non? Pourquoi dis-tu non? Puisque je te dis de sortir, tu n’as pas à dire non!

– Si je sors, ce sera pour crier dans la rue qu’il y a ici un homme mort et que tu l’empêches de s’en aller, vociféra Bel-Argent.

– Moi! moi! râla Brisard dont les cheveux se hérissèrent. Moi! j’empêche l’homme mort de s’en aller? Ça n’est pas vrai, d’abord! Et puis, où veux-tu qu’il aille, dis?…

– Mais… où il doit être… au cimetière ou au charnier…

Brisard essuya la sueur qui ruisselait sur ses joues. Il tremblait. Bel-Argent n’était point si ému. Des cadavres? Il en avait assez vu dans sa vie.

– Alors, reprit Brisard, tu dirais cela dans la rue?

– C’est sûr. Ce que tu dois faire, c’est d’ouvrir à l’homme mort, et de le laisser s’en aller si ça lui plaît… Il faut que tu n’aies ni cœur ni âme pour retenir un mort qui ne veut pas rester ici et qui veut tout bonnement rejoindre son gîte au cimetière.

– Bon sang de bon sang!…

– Au moins, quand il sera parti, tu pourras dormir tranquille.

Ce dernier argument frappa Brisard, et le décida. Il jeta un long regard autour de lui, parut écouter ce grand silence qui pesait sur l’hôtel désert; puis, à voix basse:

– C’est que je ne sais pas ce qu’il a fait des clefs, moi!… Je crois bien qu’il les a emportées…

– Qui ça? L’homme mort?…

– Non. Le comte de Loraydan, trop vivant, celui-là.

– Pas besoin de clefs, dit Bel-Argent avec l’autorité que lui donnait sa longue expérience des serrures. Les portes, ça me connaît. Tu vas voir! Où est-ce?

D’un signe, Brisard désigna une porte.

Bel-Argent ayant inspecté la cour en se promenant vivement, ramassa de-ci, de-là, un long clou, une tige de fer, un ciseau. Par surcroît, il tira sa dague, et, tout aussitôt, armé de ces divers outils, commença à travailler en silence. Brisard qui le regardait faire, entendit à peine quelques légers craquements, et, tout à coup, il vit la porte s’ouvrir.

– Oh! fit-il avec une admiration non exempte de crainte quant aux suites de cette effraction, tu sais donc tout faire, toi? Moi, il me faut la clef pour ouvrir une porte.