– Et lui! Lui! Qu’est-il devenu? demanda Loraydan profondément remué par cette sorte de confession imprévue.
– Lui? Le loup-cervier, voulez-vous dire? Eh bien, il est mort! fit Turquand avec un singulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter… celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais ces précautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme, instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille, au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenant que j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai fait contre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vous voir?
– Oui! dit Loraydan avec une sorte de rudesse.
– Eh bien, venez!
Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit au rez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la porte d’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur, courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement sur l’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail. Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit et livra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui, glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindre bruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.
– On ne peut plus passer, dit Turquand.
Amauri hocha silencieusement la tête en signe d’admiration.
– C’est moi qui ai fait ce travail, dit Turquand avec une simplicité menaçante.
– Mais les fenêtres? dit Loraydan.
– J’ai établi la même défense à toutes les fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles du rez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreaux comme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjon de la bastille Saint-Antoine.
Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre et vit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte, il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était un artiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussent dû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, la faisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il y avait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique en les circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareils à une dentelle.
Tout l’art de la Renaissance était venu s’épanouir là.
Tout le génie de Turquand s’y était déployé en une volonté farouche et tendre.
– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.
Loraydan, prodigieusement intéressé et sentant s’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père de Bérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans un couloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à la fois.
Au fond de ce couloir, il y avait une porte.
Avant d’atteindre à cette porte, Turquand déplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, une espèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douze arquebuses massives et de fort calibre, en parfait état d’entretien.
– Elles sont chargées, dit paisiblement Turquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’une mèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudre et d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic: cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit, la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencement dont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, décharger l’une après l’autre ces douze arquebuses…
Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feu et l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Il murmura:
– Si vous vouliez montrer aux armuriers du roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortune serait faite…
– Ma fortune est faite! dit Turquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je! Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de ma fille…
Loraydan sentit son cœur battre à grands coups.
– Mademoiselle Bérengère! murmura-t-il avec une sourde émotion.
Turquand refermait l’armoire aux arquebuses. Il se tourna alors vers Amauri:
– À supposer que l’entrée ou l’une des fenêtres soit forcée, dit-il avec ce même calme qui finissait par inspirer au comte une vague terreur, à supposer qu’on ait pu massacrer dans l’escalier mes huit serviteurs qui sont des hommes à moi, qui m’appartiennent corps et âme, qui sont armés beaucoup mieux que des suisses ou des reîtres, qui sont des hommes, dis-je!… à supposer donc qu’on ait pu aboutir à ce couloir où nous sommes, et qu’on veuille atteindre cette porte, c’est moi qu’on trouverait ici… moi!
Et Turquand redressa sa haute taille. Son regard lança des flammes. Il ajouta:
– J’en tuerais une bonne douzaine avec mes arquebuses. J’aurais ensuite ma dague. C’est seulement quand je serais mort que le félon, le ravisseur, quel qu’il soit, comte, duc, prince, roi, pourrait enfin ouvrir cette porte et entrer chez Bérengère. Alors…
Turquand ouvrit brusquement la porte, et dit:
– Entrez, monsieur le comte!…
Loraydan eut comme une imperceptible hésitation. Il se sentit pâlir. Puis, d’un geste qui ne manquait ni de noblesse ni de grâce, Il se découvrit comme on se découvre au seuil d’un temple, et il entra…
D’un rapide regard, il inspecta la chambre et vit que Bérengère n’était pas là.
La chambre était somptueusement simple: peu de meubles, mais chacun de ces meubles était un chef-d’œuvre. Les murs étaient tendus d’une tapisserie claire et poétique, à fils d’argent, qui représentait des scènes champêtres. Le lit était invisible, enveloppé qu’il était dans les larges plis d’une étoffe semblable à celle des tentures murales. Une table de travail, d’un goût précieux et délicat, un prie-Dieu qui était une merveille de la sculpture sur bois, deux légers bahuts semblables à des dentelles d’une charmante finesse, deux fauteuils, voilà quels étaient les ornements de cette chambre de jeune bourgeoise, que plus d’une princesse eût admirée et enviée. Seule, dans un angle, une sorte d’armoire assez semblable à nos modernes coffres-forts déparait cet ensemble d’où se dégageait une impression d’opulence poétique et d’incomparable fraîcheur.
Cette armoire, Turquand l’ouvrit d’un simple geste qui échappa au comte.
Et Loraydan, s’étant approché, vit qu’il y avait là l’entrée d’un étroit escalier de pierre qui semblait ménagé dans l’épaisseur même de la muraille.
Turquand ayant repoussé la porte de l’armoire, continua:
– Alors… c’est-à-dire, une fois la porte de fer brisée, une fois mes serviteurs massacrés, une fois moi-même tué dans le couloir, si on entrait dans cette chambre, on la trouverait vide comme nous venons de la trouver… Bérengère aurait fui par là, refermant cette armoire, comme nous l’avons trouvée fermée… Pour ouvrir cette armoire elle-même, il faudrait d’abord ensuite reconnaître le secret qui permet de l’ouvrir soit du dedans, soit du dehors… c’est-à-dire qu’il faudrait passer encore au moins trois ou quatre heures à briser cette armoire qui vous paraît être de chêne et qui est en réalité de fer épais, recouvert d’une mince feuille de bois… car le secret, nul ne le connaît que moi et Bérengère… je veux dire moi, Bérengère et vous!… Voyez…