«-… Sommes-nous vingt, sommes-nous cent – qui lui avons donné lèvres et âmes – qu’il a brûlées du feu de ses baisers – qui avons cru voir le ciel en ses yeux? – Pauvres folles trop sûres de son amour. – Sommes-nous vingt, sommes-nous cent?
«-… Sommes-nous cent, sommes-nous mille – qu’il a damnées et puis rejetées – qui fouillons en vain nos cœurs. – Et nous n’y trouvons plus même une larme? – Funèbres folles, spectres de son amour. – Si l’on nous compte, nous sommes mille…»
Don Juan, la figure dans les deux mains, écoutait, dans le ravissement de son émotion, courbé sous les accents de la cantatrice, extasié en un tel charme que des pleurs glissaient entre ses doigts, tandis que sur ses lèvres errait un sourire à demi railleur.
Le silence, l’effrayant silence de la salle, tout à coup l’étonna. Il ouvrit les yeux et vit que les valets avaient disparu. Il n’y avait plus que les quatre seigneurs, devant lui, qui le regardaient fixement. Il se sentit frissonner.
– Elles sont mille, dit Canniedo. Toi-même, tu le répètes, Juan. Mille, ce n’est pas assez: pour couronner cette fête, nous t’offrons la mille et unième. Oh! rassure-toi, c’est une amante digne de toi, et qui manquait à la liste, et il n’y a pas au monde de nom plus illustre que le sien.
– Elle s’appelle la mort! dirent les trois autres.
À ce moment précis, les rideaux de la fenêtre placée derrière don Juan se gonflèrent comme si quelqu’un, caché là, les eût repoussés devant lui en marchant… mais, en réalité, il n’y avait pas un souffle d’air, et la fenêtre était fermée, bien fermée.
Les cinq convives, intensément absorbés par la tragique minute qu’ils vivaient, ne prêtèrent aucune attention à ce geste, ce véritable geste des rideaux qui, doucement, revinrent à leur position naturelle.
Canniedo se leva. Son visage était dur et sombre. Il prononça:
– Lorsque le Commandeur d’Ulloa reviendra dans Séville et qu’il m’interrogera, il faut bien que je puisse lui répondre, moi, son parent. Je lui dirai: «J’ai mal veillé, ou j’ai veillé alors qu’il était trop tard… Mais vous devez me pardonner, car j’ai vengé votre honneur.» Et Christa, peut-être, oubliera elle-même sa faute et ton souvenir quand ils seront scellés sur ta pierre tombale… Je bois à toi, Juan Tenorio, et te dis adieu!
Il vida son verre d’un trait et, dégainant son poignard, le planta devant lui dans la table.
Don Juan se croisa les bras et dit:
– Christa m’oublier!… Allons donc, Rodrigue! Quand tu auras scellé ma tombe, je n’en serai que plus vivant en son cœur!
Veladar se leva et prononça:
– Comme allié des Flavilla d’Oritza, je représente ici dona Silvia, ton épouse, Juan! Je pense que ceci doit te suffire. Je bois donc à toi, Tenorio, et te dis adieu!
– Inigo, cher Inigo, cria don Juan, tu te vantes! Tu ne représentes que toi-même, et non ma vaillante Silvia, qui accourrait à mes côtés si elle savait que tu vas m’assassiner!
Le marquis de Veladar tira son poignard pour s’élancer. Mais il se contint, et d’un rude coup, enfonça la lame d’acier dans la table, près de celle de Canniedo.
Zafra se leva et prononça:
– J’agis pour le compte de mon frère Carlos tué raide par la lecture d’une lettre que tu adressais à sa femme. Paix à la mémoire de cette malheureuse, morte ensuite, morte de l’horreur que lui inspirait sa trahison! Mais tu ne me dénieras pas, je pense, le droit de parler en leur nom? Je bois donc à toi, Juan, et te dis adieu!
Il vida sa coupe et enfonça sa dague non loin des deux premières.
Don Juan essuya quelques gouttes de sueur qui pointaient à son front, puis s’écria:
– Cher Luis, tu as le droit d’essayer de m’égorger, mais ne dis pas que ma chère Laura a eu l’horreur de mon amour. En ceci, tu te trompes, Zafra, je te jure que tu te trompes!
Girenna se leva. C’était un beau gentilhomme, en pleine jeunesse. Avec une sorte de douceur, il prononça:
– Vous n’ignorez pas, chers seigneurs, que ma fiancée a pris le voile, voici deux mois, malgré mes supplications et celles de sa famille. Vous saurez qu’il y a trois jours, la mère de Rosa a été admise à pénétrer dans le couvent des dominicaines jusqu’auprès de sa fille. Quand elle en est sortie, elle m’a fait appeler. Ainsi j’ai appris que Rosa allait mourir. Ainsi j’ai su enfin pourquoi elle s’était enterrée vivante… tu le sais aussi, Juan Tenorio. Une chose que tu ne sais pas, c’est que j’ai juré de venger Rosa… une enfant de dix-sept ans… comment n’as-tu pas eu pitié d’elle!… je ne parle pas de moi, moi ton ami, moi qui t’avais présenté à elle, moi dont tu as détruit la vie… Et moi aussi donc, je bois à toi, Juan, et te dis adieu!
– Tue-moi, tue-moi! cria don Juan dans un sanglot! Tue-moi, Fernand, cher Fernand! Mais n’insinue pas que Rosa a pu demander qu’on la venge en me faisant du mal, je ne te croirais pas, et si tu l’affirmes, je t’en donne le démenti!
Le comte de Girenna tira lentement son poignard et le planta à la suite des trois autres.
Ces quatre dagues, avec leurs poignées, faisaient des croix: devant les croix, les quatre seigneurs s’inclinèrent, puis fléchirent le genou, puis, se relevant, étendirent la main en signe d’irrévocable résolution. Cela se fit avec la gravité du geste espagnol, avec cette solennité d’attitude que leur donnait leur foi puissante.
– Donc, nous sommes d’accord? dit alors Canniedo.
– D’accord! répondirent les trois.
– Juan, reprit Canniedo, nous ne t’offrons pas le duel, il s’agit ici d’une exécution. Nous avons longuement pesé la chose: elle est inévitable. Il y a trop de malheurs sur ton passage. Toi-même tu dois convenir que cela ne peut durer. Nous allons donc te tuer… As-tu l’intention de te défendre?
– Jusqu’à mon dernier souffle! répondit don Juan. Je bois à vous, chers seigneurs – et, ayant lui-même rempli sa coupe, il la vida avec une amoureuse lenteur. Ma dague, ma bonne dague, forgée pour moi à Milan par l’illustre Negroll en personne, la voici!
Et il la planta dans la table en face des autres.
– Elle vaut à elle seule ces quatre qui la regardent. J’ai vingt-deux ans, mes nobles hôtes. Longue est la route qui s’ouvre à mes yeux éblouis, bordée de fleurs, embaumée de parfums, éclairée par les magiques soleils de l’amour… Ô vie, ô vie si douce, tu me souris encore, et si je meurs, c’est en te bénissant, c’est en te donnant mes derniers regrets que je fermerai mes paupières… Attaquez, chers amis, attaquez bravement, et vous verrez comment Juan Tenorio sait défendre son rêve.
– Un instant! dit Canniedo en contenant ses compagnons. Tu fais bien de te défendre, Juan. Mais l’issue ne saurait être douteuse: tu ne sortiras pas d’ici vivant. Or nous sommes chrétiens, par le ciel! Donc, si tu as une volonté dernière, dis-la sans crainte. Sur le salut de nos âmes, elle sera accomplie. Est-ce vrai, seigneurs?
Les trois étendirent la main sur la croix de leurs dagues comme pour s’engager par un serment.
– Une volonté dernière? dit don Juan. Certes. Et la voici: que ma mort soit tenue secrète. Inventez un long voyage, ou ce que vous voudrez… mais qu’elles ignorent! qu’elles ne sachent jamais! que toujours elles espèrent! Ô Christa, ô Silvia, ô Rosa, ô Flor, ô Pia, ô Carmen, ô Laura… ô toutes… Qui sait quel désespoir frapperait vos chères âmes si vous veniez à savoir que Juan Tenorio n’est plus!