Là, il avait passé une fort maussade journée, se réprimandant soi-même, s’invectivant à propos du misérable insuccès de son imposture – insuccès dont il eût dû au contraire se louer fort – regrettant amèrement d’être sans doute à jamais perdu et déshonoré dans l’esprit de la trop jolie Denise, donnant à tous les diables ce truand, ce malandrin, ce vil routier, ce Bel-Argent, cause de la catastrophe, se promettant de lui couper à tout le moins les deux oreilles, sans préjudice, de maint autre coup de rapière au travers du corps, bref, de le mettre en capilotade.
La journée se passa en réflexions débordantes d’amertume, tantôt furieuses, tantôt fort tristes, et ces réflexions n’en devenaient que plus amères, plus sombres, plus furieuses, lorsqu’il venait à se rappeler que, dans sa fuite devant le chœur des commères, il avait perdu sa bourse, laquelle contenait tout son avoir…
Au demeurant, il n’en dîna pas moins d’un excellent appétit, se fit servir en grand seigneur qu’il était, puis, gagnant son lit de repos après une journée si bien remplie, il s’endormit d’un sommeil profond et heureux…
Car c’est une justice à rendre à don Juan: il avait un sommeil d’enfant…
Jamais la pâle insomnie ne venait l’arracher à son repos.
Rarement, il rêvait, et lorsque, par hasard, la chose lui arrivait, c’étaient des songes fortunés qui, venant le visiter, lui faisaient continuer le cours de ses bienheureuses aventures.
Il résulta de là que don Juan, selon sa coutume, se réveilla au matin tout frais et dispos.
Nous passerons sur cette deuxième journée de la claustration volontaire de Juan Tenorio, et nous arrivons au soir, à ce soir même où François Ier, escorté de Loraydan, Essé et Sansac, devait se rendre au chemin de la Corderie…
Vers le soir, disons-nous, cette claustration que don Juan s’était imposée selon le conseil du comte de Loraydan commençait à lui peser fort.
– Voyons, se dit-il, c’est demain à midi que je dois me rendre en l’hôtel de ce gentilhomme avec qui j’ai failli d’abord me couper la gorge et qui s’est ensuite montré si raisonnable à mon endroit. Que peut-il donc bien me vouloir? Rien que du bien, je présume. Mais puisque je dois demain, en plein jour, me rendre au chemin de la Corderie, pourquoi n’irais-je pas quand la nuit propice me convie et m’assure que nul ne saurait me reconnaître?… Au fait, pourquoi dois-je me cacher? Quels mauvais diables sont déchaînés contre moi? Qu’ai-je fait de mal?
Don Juan récapitula ce qui lui était arrivé depuis qu’il était en France et surtout depuis qu’il était arrivé à Paris; il étudia soigneusement sa conduite et n’y trouva rien de répréhensible. Du mal? Quel mal?…
– Pourquoi me cacher? conclut-il. Sur ma foi, je sens que les murs de cette auberge pèsent à mes épaules comme ceux d’une prison. Or çà, je me libère, je me donne à moi-même la clef des champs, d’autant que la nuit est devenue assez noire pour couvrir mon escapade, si escapade il y a!… Le chemin de la Corderie! acheva-t-il dans un soupir. L’hôtel d’Arronces!… Ah! Léonor, cruelle Léonor! Pourquoi faut-il que je ne puisse vous arracher de mon cœur?… C’est dit: je veux sortir. Le diable est que je suis sans argent… et s’il m’arrive quelque aventure…
Il suspendit la promenade agitée qui lui faisait arpenter sa chambre.
– Sans argent!… Moi!…
Longtemps, il demeura immobile, la tête penchée, esquissant parfois un vague geste de la main, et parfois murmurant des lambeaux de discours à Léonor. Il pâlissait… des larmes perlaient à ses paupières… mais toujours il aboutissait au terrible refrain: Sans argent!
Comme il était ainsi à écouter palpiter son cœur, on frappa soudain à sa porte.
Don Juan tressaillit, s’arracha à grand regret au songe qu’il échafaudait, à l’imagination que de toutes pièces il créait dans son esprit, et il alla ouvrir.
Jacquemin Corentin apparut.
– C’est toi? fit don Juan. D’où viens-tu si tard?
– Moi! s’écria Corentin stupéfait. Mais, monsieur, je viens d’où vous m’avez envoyé.
– Entre donc, mort diable! Oh! Vas-tu fermer cette porte, à la fin! Je commence à me lasser de tes airs ahuris et de tes façons par trop libres.
Jacquemin s’était hâté d’obéir, et se tenait devant son maître dans une attitude de respect.
– Me diras-tu d’où tu viens?… Voilà des jours que tu me prives de tes services. Qu’as-tu fait? Au fait! Dis-moi: quand tu me quittas, je te donnai bien une dizaine d’écus d’or. Que sont-ils devenus? Je pense que tu n’auras pas tout bu?…
Jacquemin se passa une main sur le front et ouvrit des yeux effarés.
– Monsieur, dit-il, vous me laissâtes en tout trois pauvres écus d’argent. C’est ce que m’a coûté mon voyage, et il ne me reste plus un denier.
– Tu crois que je ne te donnai que si peu? C’est possible. N’en parlons donc plus. Seulement, je te préviens que tes débordements m’inspirent une véritable horreur. Don Juan Tenorio ne saurait être servi plus longtemps par un fieffé valet ivrogne et coureur de filles… oui, oui! j’en ai appris de belles sur ton compte, monsieur le faquin, monsieur le bon apôtre, monsieur le donneur d’eau bénite et autres vertueux conseils…
– Moi! bégayait Jacquemin. J’en ai fait de belles?… Moi!…
– Toute la rue Saint-Denis ne parle que de cela. Cette bonne dame Jérôme Dimanche est indignée, de même que la marchande de flans, et l’épicière, et la tripière, toute la rue, te dis-je! Sans compter ta victime, cette infortunée petite Denise qui pleure et se lamente!
– Elle pleure? fit Corentin.
Et il rougit!…
Et il se demanda si vraiment, l’autre matin, le grand matin, le matin où il l’avait happée dans ses bras et sauvée, dans l’effondrement de l’estrade, le matin bienheureux où, ensemble et se donnant le bras, ils étaient, elle et lui, revenus depuis la rue Saint-Antoine jusqu’au logis de la rue Saint-Denis, l’ineffable matin où de ses propres oreilles, il l’avait entendue dire ces douces paroles: «J’aime Jacquemin de Corentin!…» oui! il se demanda si ce matin-là, il n’avait pas poussé les choses un peu trop loin, outrepassé les bornes de la bienséance, attenté enfin à l’innocente vertu de la jolie Denise…
– Monsieur, dit-il, je suis tout honteux de ma conduite, je l’avoue.
– Ah! fit don Juan étonné, tu avoues!…
– Je dirai pourtant à ma décharge que c’est elle, monsieur, qui a voulu m’embrasser…
– Denise a voulu t’embrasser? répéta don Juan qui, de l’étonnement, passa à la stupeur.
– Oui bien. Mais je m’y refusai. Je dois dire au reste, pour être véridique et loyal, que ce refus provint uniquement de mon nez…
Don Juan avait baissé la tête et méditait, non sans amertume, sur cet événement qui l’humiliait: Denise avait voulu embrasser son valet et celui-ci avait dû se refuser aux entreprises de la jolie fille!…
– La peste soit de la donzelle! se grommela-t-il. Quelle perversité! Fiez-vous aux airs ingénus! Et qui avait-elle choisi? Ce bélître de Corentin? Il est vrai que ces petites filles qui rougissent pour une œillade vous ont souvent des cervelles que hante le vice… C’est bon, reprit-il. Ne parlons plus de cela et fais-moi savoir d’où tu viens…