Nous demandons la permission de quitter ici don Juan.
Nous ne tarderons d’ailleurs pas à le retrouver.
Pour le moment, nous voudrions bien achever d’indiquer vers quels horizons s’aiguillait la destinée de Jacquemin Corentin, humble personnage à coup sûr, mais qui nous intéresse à l’égal d’un Tenorio, d’un Loraydan ou d’un François Ier, car dans la vaste chaudière où s’élaborent les destins de l’humanité, rois et valets, bourgeois et truands, gentilshommes et manants, financiers et savetiers, cuisent ensemble, assemblés de gré ou de force, chacun fournissant sa part de substance et de moelle en vue du Grand Œuvre.
Nous dirons donc que, le lendemain matin, vers dix heures, Bel-Argent s’étant assuré que son maître, Clother de Ponthus, dormait du lourd sommeil qui suit les grandes fatigues de corps et d’esprit, sortit du logis et s’en vint droit à la Devinière, dans l’intention de mettre à sec un ou deux de ces flacons de Saumur qui faisaient la réputation de cette brave auberge, de concert avec ces fameux pâtés que Mme Grégoire préparait elle-même.
Nous devons dire que Bel-Argent se trouvait en fonds.
En ramenant l’avant-veille Clother de Ponthus jusqu’au logis de dame Jérôme Dimanche, Bel-Argent n’avait d’abord songé qu’à son maître; il l’avait aidé à se coucher; il lui avait lui-même préparé une boisson réconfortante…
Le lendemain, Clother avait voulu se lever, mais une fois debout, il s’était aperçu que la tête lui tournait, que ses jambes se dérobaient, et, avec son bon sens d’homme réellement actif et brave, il s’était dit que le plus court était encore d’achever de reprendre ses forces par un suffisant repos et une nourriture substantielle.
Après un bon dîner, donc, il s’était tout bonnement recouché.
C’était le jour où Jacquemin Corentin devait reparaître en présence de Juan Tenorio.
Le lendemain matin à huit heures, nouvelle tentative de Clother: nouvelle constatation d’une faiblesse qu’il se reprochait comme une faute. Au bout du compte, il y eut un fort dîner que ce brave Clother dévora avec une sorte de rage en se disant:
– Que diable! Je n’ai eu faim et soif que pendant quatre jours et autant de nuits. Il me semble bien que tout le dégât devrait être à cette heure réparé.
Il paraît que le dégât n’était pas réparé. Car le jeune homme, en dépit de ses efforts, s’endormit d’un pesant sommeil que Bel-Argent constata avec satisfaction.
– Il en a bien pour quelques heures, se dit le valet de Clother. Il semble que je puis maintenant m’accorder quelque joyeuse lippée. La Devinière est en face… Oui, mais je n’ai point d’argent! Or, je connais ce bon M. Grégoire. À un moine, pour tout payement, il demande sa bénédiction. Mais, j’aurai beau le bénir…
En raisonnant ainsi, Bel-Argent louchait vers la bourse de cuir que son maître avait insoucieusement jetée sur un coffre.
Ce serait donner de la vertu de ce malandrin une trop haute idée à nos lecteurs que d’insinuer qu’il hésita plus d’une minute. Les yeux fixés sur Clother qui dormait de son mieux, Bel-Argent allongea les griffes vers la bourse en murmurant:
– Il sourit, c’est un heureux songe qui le visite en ce moment, je suis sûr qu’il rêve qu’il me couvre d’or pour l’avoir arraché au damné Loraydan; je ne fais donc que réaliser ce beau rêve et devancer les intentions de ce généreux gentilhomme.
Et déjà l’opération était terminée… déjà une bonne demi-douzaine d’écus étaient tout à la douce sortis de la bourse… déjà, sur la pointe des pieds, Bel-Argent quittait la chambre.
Quelques minutes plus tard, il faisait à la Devinière l’entrée assurée d’un homme qui a la conscience tranquille quant au payement final…
Bel-Argent s’assit donc à une table de la grande salle et commanda qu’on lui apportât une bonne omelette, une tranche de venaison, un pâté, une volaille rôtie et deux ou trois flacons de Saumur. À l’énoncé de ces prétentions, maître Grégoire fronça les sourcils, mais Bel-Argent, d’un geste plein d’éloquence, montra dans sa main les écus qu’il devait au généreux sommeil de son maître; ce que voyant, le patron de la Devinière adressa au valet de Ponthus le sourire même qu’il réservait à tout client bien lesté d’écus – que le client fût prince ou truand – et s’envola vers les cuisines.
Or Bel-Argent allait attaquer l’omelette en question lorsque la porte qui donnait sur l’escalier conduisant aux étages supérieurs s’ouvrit lentement, et Jacquemin Corentin apparut, lugubre et tout soupirant.
Jacquemin Corentin vint s’asseoir à la table voisine de celle où Bel-Argent se carrait devant les choses succulentes qu’il s’apprêtait à engloutir.
Un garçon de salle vint lui demander ce qu’il désirait boire.
Jacquemin d’un geste machinal se fouilla, puis poussa un profond soupir et, stoïque, répondit:
– Je n’ai pas soif…
Bel-Argent vit le geste, nota le soupir et s’écria:
– Eh quoi, seigneur Corentin! Il serait vrai? Vous n’avez pas soif…
Jacquemin tressaillit, et s’aperçut alors seulement qu’il venait de se placer près de son intime ennemi.
– Ho! songea-t-il. Lui aussi! Il m’appelle seigneur. Que diantre m’arrive-t-il? Serais-je donc vraiment, sans m’en douter, le comte de Corentin? Non, répondit-il, je n’ai pas soif, ce matin! Il y a des jours comme cela, où l’on n’a pas soif…
Bel-Argent eut un éclat de rire, et, attaquant l’omelette, fit entendre une féroce mastication, puis se versa un ras bord qu’il vida d’un trait.
– Oui, dit-il alors. Il y a des jours comme cela. Moi, heureusement, je ne connais que les jours où j’ai faim et soif. Aussi, tu vois…
Et le supplice de Tantale recommença pour Jacquemin qui, en vain, détournait la tête.
– Allons, avoue! dit tout à coup Bel-Argent.
– Ainsi va le monde, songeait lugubrement Corentin. Ce misérable truand est cousu d’or. Il dévore, il boit avec impudence, avec indécence. On voit bien qu’il a pour maître un généreux gentilhomme, tandis que moi… hélas!… – Que faut-il que j’avoue? reprit-il.
– Que tu es sans sou ni maille, tiens! Jacquemin se redressa fièrement et dit:
– Mon maître, le seigneur Juan Tenorio, sortit hier de l’auberge en me commandant de l’attendre en sa chambre. C’est ce que j’ai fait. Il n’est pas rentré de la nuit, et le diable sait pourquoi. Las de l’attendre là-haut, je suis descendu ici pour le voir dès qu’il arrivera, ce qui ne saurait tarder. Or, sache-le, Tenorio est riche au point de ne savoir que faire de sa fortune…
– Eh bien? demanda Bel-Argent.
– Eh bien, dès qu’il arrivera je lui demanderai un écu d’or et il m’en donnera deux: je le connais.
– Et alors, tu auras soif?
– Oui, dit naïvement Corentin. Faim et soif, car depuis hier je n’ai ni bu, ni mangé.
C’était la vérité. Le pauvre Corentin avait dépensé le fond de sa bourse à sa dernière étape, et il y avait près de vingt-quatre heures qu’il jeûnait. Il était vrai également que Juan Tenorio n’était pas rentré de la nuit – nous dirons pourquoi. Obéissant à l’ordre qu’il avait reçu, Jacquemin n’avait pas bougé de la chambre de son maître. Et ce n’est qu’à l’heure où les tiraillements de son estomac devinrent par trop impérieux qu’il se décida à descendre à la grande salle dans l’espoir de quelque aubaine de rencontre. Quant à demander un crédit, qui certes ne lui aurait pas été refusé, Jacquemin était trop scrupuleux et – pourquoi ne pas le dire? – trop fier pour y songer: fier pour lui-même, fier pour son maître. Qu’eût-on pensé de Juan Tenorio en voyant que son valet n’avait pas d’argent!