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– Holà! cria Bel-Argent qui venait de terminer l’omelette. La venaison, maintenant!

– Sacripant! se dit Jacquemin. Il tranche du maître, il parle, il ordonne!… et moi!…

Il jeta un regard navré sur l’épaisse tranche de venaison qu’on venait de placer devant Bel-Argent. Puis, ne pouvant plus endurer le supplice, il se leva pour sortir.

– Si tu veux me dire la vérité, dit tout à coup Bel-Argent, je t’invite.

Jacquemin se rassit, et bégaya:

– Tu ferais cela… toi?…

– Pourquoi pas? Nous sommes de pauvres hères, va… que nous servions comte, duc ou prince, nous n’en sommes pas moins des gueux qui se doivent assistance. Nous sommes ennemis, c’est vrai, grâce à ton entêtement à ne pas me dire la vérité, mais je t’invite tout de même, dans la pensée que demain, peut-être, je serai bien content que tu m’invites à ton tour. Ainsi donc, pas de façons: mets-toi là devant moi, et attaque-moi bravement ces viandes, attaque-moi ce flacon de vin qui vient de Dieu ou du diable, je ne sais au juste, mais qui met du soleil au cœur… allons, laisse-toi faire, va!

Corentin se laissait faire, Corentin prenait place devant Bel-Argent. Corentin, pleurant d’attendrissement, se demandait, disons-nous, si, lui, Jacquemin, en une occasion semblable, eût invité Bel-Argent, et, tout en versant ces larmes de félicité que nous signalions, allongeait déjà la main vers le flacon…

– Je t’invite, dit Bel-Argent. Mais tu me diras la vérité!

– Quelle vérité? balbutia Corentin assombri.

– Je suis bon prince, dit Bel-Argent. Mange et bois, d’abord. Tu ne me le diras que quand tu n’auras plus ni faim ni soif…

– Que faudra-t-il que je te dise, au nom du ciel!

– S’il est vrai ou faux, énonça gravement Bel-Argent. Corentin eut un sursaut de fureur. Corentin frémit dans son orgueil outragé. Corentin loucha terriblement sur son nez. Mais que sont la fureur et l’orgueil quand l’estomac est vide et la gorge desséchée? Corentin connut l’humiliation suprême: ce flacon de vin qu’il rêvait de briser sur la tête de son adversaire, il se contenta de s’en verser un plein gobelet qu’il vida avec délices.

– À la fin du repas, n’oublie pas! insista Bel-Argent.

Corentin poussa un gémissement, mais la venaison était friande, le pâté de Mme Grégoire avait merveilleux aspect, la volaille rôtie épandait un délicieux parfum.

– À la fin du repas, soit! dit-il.

– Enfin, je connaîtrai donc ce mystère! jubila outrageusement Bel-Argent. Je n’en dormais plus. La nuit, je me réveillais pour me demander: «Est-il vrai? Est-il faux?…» Et je me disais: «Jusqu’au jour où Corentin lui-même ne m’aura pas juré qu’il est vrai, je croirai qu’il est faux!…» Et encore, lorsque Corentin m’aura fait ce serment, faudra-t-il que je m’assure par moi-même…

– Ça!… Jamais de la vie! rugit Jacquemin.

– Quoi?…

– Tu n’y toucheras pas!…

Bel-Argent hocha la tête de l’air d’un homme qui se sent repris par un doute cruel. Mais peut-être au fond, était-il moins diable qu’il n’en avait l’air, car il conclut avec une modestie qui parut à Jacquemin une nouvelle humiliation:

– Je devrai donc me contenter de ta parole… Mange, va! mange et bois; je m’en contenterai.

Corentin mangea et but. Les flacons se succédèrent avec rapidité. Corentin dut s’avouer que Bel-Argent était un hôte généreux. Il y avait deux heures que les deux compères étaient à table; depuis longtemps, ils avaient fini de manger, mais leur soif paraissait de plus en plus intense; tous deux, d’ailleurs, avaient parfaitement oublié, l’un son enragée question, l’autre la réponse qu’il devait faire sous la foi du serment; ils en étaient aux confidences; ils se racontaient leurs aventures sans s’écouter et parlant tous deux à la fois, et Corentin finissait par bredouiller avec obstination cette demande:

– Qui suis-je? Que suis-je? Le sais-tu, toi?… Eh bien, moi, je ne le sais plus au juste… Suis-je un comte breton? Suis-je décidément le seigneur Jacquemin de Corentin?…

Lorsque, tout à coup, plusieurs hommes vêtus de noir et conduits par un sergent de la prévôté entrèrent dans la salle de la Devinière, s’avancèrent vers maître Grégoire, qui déjà pâlissait et tremblait, et à haute voix, à haute et sévère voix, le sergent prononça:

– Au nom du roi! Conduisez-nous à l’instant auprès du seigneur Jacquemin de Corentin!

Maître Grégoire recula, effaré. Bel-Argent fut hébété de surprise. Corentin se dressa et balbutia:

– Qu’est-ce que je disais? Au nom du roi lui-même, je suis le seigneur Jacquemin de Corentin!

Et s’avançant vers le sergent de la prévôté:

– Le seigneur Jacquemin de Corentin? C’est moi, que voulez-vous?

– C’est vous? Bon. Au nom du roi, je vous arrête. Gardes, saisissez-le!…

Cet ordre fut exécuté à l’instant. Jacquemin livide, Jacquemin soudain dégrisé s’écria:

– Vous m’arrêtez? Qu’ai-je fait? De quoi m’accuse-t-on?…

Et Jacquemin Corentin qui jamais de sa vie n’avait été marié, Jacquemin Corentin qui était la timidité incarnée auprès des femmes, qui était l’innocence même, la vertu en personne, Jacquemin Corentin demeura pétrifié, assommé, foudroyé… car le sergent de la prévôté lui répondait:

– Sire Jacquemin de Corentin, vous êtes accusé de polygamie!…

L’instant d’après, le pauvre Corentin était entraîné, à demi mort de stupeur plus encore que d’épouvante. Une demi-heure plus tard il entendait se refermer sur lui la lourde porte de l’un des cachots du Châtelet…

XXXIV LE ROI S’AMUSE

Les quatre personnages que don Juan avait suivis jusqu’au détour du chemin de la Corderie étaient, comme il l’avait constaté, entrés dans l’hôtel Loraydan.

C’étaient le roi de France, deux jeunes seigneurs compagnons – et serviteurs – de ses plaisirs, messieurs d’Essé et de Sansac; et enfin, le comte Amauri de Loraydan.

C’était la première fois que le comte revenait chez lui depuis le moment où il avait enfermé Clother de Ponthus dans une salle où il voulait le laisser mourir de faim.

Ce ne fut pas sans sentir une sueur froide à la racine de ses cheveux qu’Amauri de Loraydan pénétra dans la cour de l’hôtel. Il s’empressa fébrilement, ouvrit la porte de la salle d’honneur en disant avec volubilité:

– Je supplie humblement Votre Majesté de me pardonner. Rien n’est prêt pour la recevoir dignement…

– Ho! s’amusa François Ier goguenard, avec une fortune de deux millions de livres, un honnête sujet doit toujours être prêt à recevoir dignement son roi…

Et déjà Loraydan se courbait, tout pâle, épouvanté par ces mots qui présageaient une disgrâce et surtout par le sourire cruel du roi; et déjà, disons-nous, ses deux bons amis, Sansac, Essé, prudemment se reculaient, s’écartaient du pestiféré.