– Allons, c’est bien! continua François Ier dans un éclat de rire, tu trouveras bien dans tes caves un flacon de vin d’Espagne que ta valetaille aura oublié… en ma faveur!
– Sire! bégaya Loraydan, ivre de terreur.
Sa valetaille!… L’unique Brisard la représentait tant bien mal. Ses caves! elles étaient à sec depuis bien longtemps, aussi, les gobelets d’or, les coupes en cristal de Venise qu’il tenait de son père avaient pris le chemin des prêteurs sur gages. Loraydan se maudit de n’avoir pas prévu que, peut-être, le roi voudrait s’arrêter chez lui. Avec l’argent de Turquand, il eût pu, certes, tout disposer de telle sorte que cette visite tournât à son honneur.
– Où vais-je prendre un flacon de vin d’Espagne? se bégaya-t-il en s’inclinant.
En même temps, ouvrant la porte de la salle d’honneur:
– Sire, dit-il, je ferai de mon mieux. Que Votre Majesté daigne entrer.
Nous disons qu’en prononçant ces mots, plus mort que vif, il ouvrait la porte, – et au moment où le roi entrait, suivi d’Essé et Sansac, Amauri de Loraydan demeura interdit, frappé de stupeur:
La salle d’honneur était brillamment éclairée!…
Par qui? Pourquoi? Comment! D’où venaient ces vingt ou trente flambeaux de belle cire blanche qu’il voyait aux candélabres d’argent? Loraydan, vaguement, se posa ces questions, se demandant s’il n’était pas le jouet d’un rêve.
Presque aussitôt, un soupir d’angoisse gonfla sa poitrine… le roi, rapidement, s’était avancé vers le milieu de la table, et, joyeusement, s’écriait:
– Ah! Loraydan, Loraydan, que diable nous disais-tu? Sur ma foi, voilà une table qui est faite pour tenter même un ermite. Tu veux nous induire en péché de gourmandise.
Loraydan jeta un regard timide et effaré sur la table que désignait le roi, et l’étonnement le fit frissonner… le rêve continuait… plus surprenant, plus magnifique, le rêve se développait…
La table recouverte d’un drap éblouissant tout festonné, tout bordé de dentelle – une de ces nappes comme on n’en voyait que chez les plus fastueux d’entre les princes – la table autour de laquelle douze sièges étaient placés devant douze couverts en or massif et d’un travail précieux, la table, donc, était surchargée de pâtisseries délicates disposées en de vastes coupes de fine porcelaine, de confitures qui, de leurs compotiers de cristal, laissaient monter de subtils arômes, de flacons aux formes gracieuses ou étranges qui semblaient contenir des vins opulents. Il y avait douze gobelets – onze en argent, et un en or plus grand que les autres. Et des douze sièges, l’un était un splendide fauteuil élevé sur une estrade.
François Ier prit tout aussitôt place en ce fauteuil; il ne pouvait s’y tromper.
Puis, d’un signe, il invita Essé, Sansac et Loraydan à s’asseoir.
Essé et Sansac obéirent. Mais Loraydan:
– Sire, Votre Majesté me permettra de demeurer debout. Mon devoir est de la servir.
François Ier approuva d’un geste. Puis, d’un ton amicalement grondeur:
– En ce cas, renvoie tes gens qui nous regardent et nous écoutent. Une autre fois, je ne veux pas que tes serviteurs sachent que je suis venu ici à une heure où tout bon époux doit se trouver dans son lit, je veux dire le lit conjugal, ajouta François Ier en éclatant de rire.
Loraydan avait sursauté, et rapidement inspecté la salle d’un coup d’œil. Et il aperçut alors ce qu’il n’avait pas encore vu:
Au fond de l’immense pièce, huit valets en costume de cérémonie s’alignaient, raides en leur immobilité d’apparat.
Et alors, Loraydan comprit tout!
Il sut quel magicien avait conçu et réalisé ce rêve qui l’éblouissait:
Parmi ces huit valets, tous gens de haute taille, de large envergure, solidement plantés, capables de soutenir un siège contre une compagnie des suisses du roi, il venait de reconnaître deux ou trois figures qu’il avait remarquées chez Turquand.
Turquand!…
Oui. Le père de Bérengère était le metteur en scène de cette féerie. Turquand, philosophe et penseur, avait su par Loraydan lui-même, et le matin même de ce jour, que le roi devait venir rôder autour de son logis. Turquand avait deviné, prévu que le roi voudrait s’arrêter à l’hôtel Loraydan. Sans doute l’orfèvre avait étudié les mœurs du roi. Sans doute, il était au fait des habitudes du monarque.
Turquand haïssait en François Ier le séducteur éhonté, le coureur de rues, le nocturne rôdeur.
Mais Turquand voulait que l’homme qui devait épouser Bérengère devint tout-puissant à la cour de France. Philosophe et penseur, disons-nous, Turquand, mieux que Loraydan, mieux que le plus adroit courtisan, savait comment on flatte un homme… un roi tel que François Ier.
Dès lors, Amauri de Loraydan retrouva tout son sang-froid, tout son orgueil, toute son assurance.
Il décoiffa un flacon et versa à boire au roi qui, déjà attaquait les pâtisseries en disant:
– Tu m’attendais, Loraydan, avoue que tu m’attendais.
– Sire, dit Loraydan, j’attends toujours mon roi. J’avoue pourtant que, dans le fond de mon cœur, j’espérais tout particulièrement aujourd’hui l’immense honneur que Votre Majesté daigne faire au plus fidèle de ses sujets. Car le roi avait daigné me prévenir qu’il viendrait au chemin de la Corderie…
– Et l’hôtel Loraydan était l’étape tout indiquée, la bonne étape, dit François Ier.
Loraydan vit distinctement qu’il venait de faire un nouveau pas dans la faveur du roi, – un pas de géant. Mais, par une naturelle disposition de son esprit orgueilleux, de son cœur implacable, il s’en attribua toute la gloire et oublia que cette nouvelle faveur il la devait à Turquand.
L’envie rongea Essé et Sansac qui, le visage épanoui, le sourire aux lèvres, le regard attendri, assistaient à cette scène en formant des projets de vengeance. Eux qui savaient à quoi s’en tenir sur la fortune de Loraydan, eux qui savaient de quoi il était capable, et qui, peu de jours auparavant, l’avaient vu aux abois, acculé à la honte, à la misère, ils vous avaient des figures enjouées et heureuses, tandis qu’ils songeaient:
Essé: – Quel riche bourgeois ce truand a-t-il bien pu trucider et dépouiller?
Sansac: – Quel usurier a bien pu se laisser prendre aux promesses, aux mensonges de ce vrai gueux?
Et chacun d’eux: – Il faut que je le sache!
– Mais, reprit François Ier, pourquoi douze places autour de cette table, dis-moi?
– Sire, dit Loraydan, j’ignorais par combien de gentilshommes Sa Majesté se ferait escorter. Si j’eusse prévu que l’honneur d’accompagner le roi reviendrait à messieurs d’Essé et de Sansac, je n’eusse fait disposer que trois places, car ces deux-là, sire, en valent douze.
Cette flatterie qui avait pour but de désarmer l’envie haineuse que Loraydan devinait très bien chez Essé et Sansac alla tout droit au cœur du monarque qui murmura:
– Oui, je sais choisir mes hommes: c’est une qualité nécessaire au bon gouvernement de la chose publique.
– Tu t’oublies, Loraydan! s’écria Sansac.