– À toi seul, tu en vaux douze! renchérit Essé.
Il y eut assaut de galanteries et compliments que le roi écouta en souriant comme un bon maître heureux de voir ses gens se disputer le prix de fidélité.
– Maintenant, dit alors François Ier, nous avons à parler d’affaires d’État qui doivent demeurer secrètes. Assure-toi donc, Loraydan, que nulle oreille indiscrète ne peut surprendre le plan de bataille que nous avons à dresser contre notre jolie ennemie Bérengère.
Loraydan pâlit de rage et d’effroi. Il lui sembla que le roi venait d’insulter celle qu’il aimait. Il lui sembla déjà voir Bérengère se débattre dans les bras du ravisseur.
Mais, en un éclair, il revit le logis Turquand, la porte de fer, l’escalier secret…
Il sortit. En lui-même, il grondait:
– Au pis aller, elle a sur elle un poison foudroyant. Turquand me l’a dit. Turquand ne ment jamais! Oui, oui! Plutôt la voir morte que de la savoir entre les mains de ce roi félon!
Hors de la salle, il se heurta à Brisard. Il grogna:
– Tu écoutes, toi?…
– Non, monsieur. Vous m’avez défendu une fois pour toutes d’écouter aux portes. Alors, je n’écoute pas. Et puis vous savez bien que je suis sourd.
– Tu es sourd?
– Oui, monsieur, je n’entends que quand c’est vous qui parlez.
– Qui a apporté les candélabres, les flambeaux, dressé la table?…
– Messire Turquand.
Loraydan demeura quelques instants silencieux. Puis il eut un mouvement pour rentrer dans la salle d’honneur. Mais, revenant sur Brisard, il le regarda dans les yeux:
– Il n’est pas sorti, hein?
– Qui ça? fit Brisard soudain pâli.
– Le gentilhomme!…
– Mais, dit Brisard, vous m’avez commandé de l’avoir vu sortir le jour où il est entré avec vous!
– Oui. Tu dois dire cela, si quelqu’un te demande!
– Je dirai la vérité, fit Brisard.
– Misérable! Veux-tu que je t’étrangle? Serais-tu capable de soutenir que tu ne l’as pas vu sortir?
– Non, puisque j’ai vu sortir l’homme mort…
– Tu l’as vu sortir?
– C’est la vérité. Il est sorti, je l’ai vu sortir comme je vous vois.
Loraydan vacilla de terreur. Brisard était livide, s’attendant à être poignardé à l’instant, mais il demeurait impassible, machine à obéir qui ne se déclenchait que sur l’ordre du maître.
Le comte de Loraydan s’élança: atteindre les salles qu’il avait parcourues avec Clother de Ponthus, parvenir à celle où il avait enfermé le jeune homme, constater qu’elle était ouverte! vide! ce fut pour lui l’affaire d’une minute.
Il revint lentement. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Il tremblait. Une étrange impression de froid sur l’échine le faisait frissonner, tandis que son front était en feu et que ses tempes battaient. En cette minute, il oublia le roi, il oublia Turquand, il oublia Bérengère!… il tremblait!…
Loraydan était une bête de proie; mais aussi, de la bête féroce avait-il les aptitudes de la nécessaire, de l’indispensable bravoure physique.
Il se battait bien. Il savait risquer sa peau.
Mais dans ce moment, Loraydan sut ce que c’est que la peur.
La peur de la mort!
La peur de Clother de Ponthus!
Il songeait: Je suis perdu. J’ai voulu le tuer. Et il est vivant. C’est donc lui qui me tuera!
Il retrouva Brisard à la place même où il l’avait laissé. Chose assez bizarre: il ne songea à lui faire aucun reproche. Les circonstances accessoires s’effaçaient devant l’énormité du fait. Et le fait était que Ponthus vivait… Oh! il vivait pour quelque terrible vengeance!
– Comment est-il sorti? demanda Loraydan.
– Dame! fit Brisard, il est sorti par la porte.
Brisard était innocent de toute velléité de plaisanterie. Il croyait énoncer une péremptoire vérité.
Il l’énonça avec fermeté. Et il ajouta pour se soulager:
– Bon sang de bon sang!
Loraydan, avec une sorte de calme, répéta sa question. Brisard avoua ensuite à Bel-Argent que ce calme était si terrible qu’il crut sa dernière heure venue, et que, tout en répondant, il adressa une fervente prière à deux ou trois saints de ses amis pour leur recommander son âme.
– Je veux dire, murmurait Loraydan, je veux dire: comment a-t-il pu s’en aller puisque tout était fermé? Qui lui a ouvert?
– Qui? Des truands, monsieur. Que sont-ils venus faire ici? Le diable le sait. Mais ils disaient qu’ils connaissaient bien la salle au trésor. Quel trésor? Bon sang!
– Oui, oui. Je sais ce qu’ils ont voulu dire. Continue.
– Eh bien, ils ont ouvert les portes. Et l’homme mort est sorti. Je l’ai vu sortir.
– Combien étaient-ils?
– Quinze ou vingt. J’ai oublié de les compter. Plutôt vingt que quinze. Des diables!
– Tu n’as pas essayé de défendre l’hôtel?
Brisard défit rapidement son pourpoint et montra sa poitrine nue.
C’était un chef-d’œuvre: au travers de cette poitrine, une longue estafilade s’allongeait, d’un rose vif; une éraflure de poignard ou d’épée. La blessure était réelle. Elle était héroïque: elle était l’œuvre de Brisard lui-même… un chef-d’œuvre.
– Voilà ce qu’ils m’ont fait, dit-il. Et ils m’ont lié par les pieds. Et ils m’ont mis un bâillon pour m’empêcher de crier au feu. Je suis payé pour défendre l’hôteclass="underline" je l’ai défendu, mais ils étaient quinze ou vingt, mettons vingt, sans compter l’homme mort.
Loraydan lui tourna le dos et regagna la salle d’honneur, où il trouva le roi buvant, riant, disant mille folies à ses deux compagnons.
– Sire, dit Loraydan, j’ai fait une ronde pour obéir à l’ordre de Votre Majesté. Mais j’étais bien sûr que nul de mes serviteurs n’oserait…
– Bon! s’écria François Ier. Eh bien, voici ce que nous avons décidé: Sansac et Essé prétendent que tu connais ce Turquand, et qu’il t’a prêté de l’argent.
– C’est vrai, sire, Turquand m’a prêté de l’argent, dit Loraydan, d’une voix morne.
– Tu l’as vu, tu lui as parlé souvent?
– Souvent, oui, Majesté.
Et Loraydan regardait fixement devant lui, et ce qu’il voyait, c’était Clother de Ponthus.
– Alors, il connaît ta voix, reprit le roi. Voici ce qu’il faudra faire: moi, Essé et Sansac, nous nous tiendrons cachés aux abords de la porte du logis, et tandis que j’invoquerai le divin Cupidon, toi, Loraydan, messager d’amour, tu heurteras à l’huis. Tu te feras reconnaître du bon usurier. Tu invoqueras quelque urgent prétexte à pénétrer en cette demeure bénie qui abrite l’ange de mes rêves. La porte ouverte, nous entrerons tous les quatre, et… or çà, que penses-tu? où es-tu? m’écoutes-tu bien?
Loraydan tressaillit violemment. Il balbutia:
– J’écoute, Sire!…
Oui, il écoutait. Et cette fois, c’était une autre terreur qui faisait irruption en lui. Clother de Ponthus, à son tour, s’effaçait de son esprit. Ainsi, parmi les fantasmes qui viennent assaillir le mourant, un rêve d’horreur succède à un rêve d’épouvante.