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Essé et Sansac étaient calmes, insoucieux.

Loraydan vivait une minute d’horreur, et sa main tourmentait la poignée de sa dague.

Le roi trépidait. Une sorte d’exaspération nerveuse le redressait, lui donnait une illusion de jeunesse et de force, et presque il souhaitait de pouvoir lui-même s’attaquer au colosse gardien du logis Turquand, dénoncé par Loraydan. Il était à une de ces heures où le besoin de l’action, sous la forme qui plaira au hasard, doit à tout prix se satisfaire. Dans ces heures-là, un homme devient une brute ou un héros.

– Allons, dit-il, de sa même voix brève et sèche, voici le logis Turquand: frappe, appelle!…

Loraydan vacilla. D’un geste impulsif il tira sa dague.

– C’est pour le truand du logis! songea François Ier qui vit très bien le geste.

C’était pour lui!… Le truand que le comte de Loraydan allait abattre, c’était lui! Une seconde encore, et l’Histoire eût eu à enregistrer un de ces actes qu’elle appelle des événements… un de ces millions de minuscules incidents dont fourmille l’histoire de la pauvre humanité.

Oui, une seconde encore et Loraydan, à bout de forces, changeait le nom du joyeux compère chargé de veiller, comme dit l’autre, de veiller sur les destinées de la France.

Loraydan ivre d’horreur, Loraydan fou de jalousie, Loraydan levait le bras… le roi saisit ce bras:

– Jour de Dieu, mes chers amis, murmura-t-il, ne voyez-vous pas qu’on nous guette?

Loraydan eut le soupir de soulagement du malheureux sur qui pèse de tout son poids quelque hideux cauchemar, et qui se réveille à temps. On guettait le roi! Qui? Où? cela importait peu. Ce qui apparut énorme, ce qui le remplit d’allégresse, ce fut l’incident lui-même – dix minutes gagnées, ou peut-être une heure… peut-être le roi obligé de s’en aller!

D’un geste, François Ier désigna la grille de l’hôtel d’Arronces contre laquelle se dessinait, confuse mais visible, une silhouette d’homme immobile.

Les trois eurent le même mouvement pour s’élancer sur l’importun.

Mais François Ier les arrêta d’un rude commandement. Et d’une voix bizarre, évocatrice des convulsions de son âme, il gronda:

– C’est à moi! Ceci me regarde!… Par l’enfer, voici la deuxième fois que je viens au logis Turquand, et pour la deuxième fois, la grille de l’hôtel d’Arronces… oui… là, comme la première fois… tu te rappelles, Loraydan?… c’est l’hôtel d’Arronces qui…

Il bégayait. Les trois courtisans lui virent une figure qui les épouvanta.

– Cet homme… continua François Ier.

Un éclair fantastique, un éblouissant et terrible éclair, illumina soudain l’esprit fuligineux de Loraydan, comme, par les sinistres nuits lourdes d’orage, quelque immense balafre de feu éventre le ciel noir et, pour une seconde, illumine les vastes paysages tourmentés.

Cet homme!…

Loraydan haleta:

– Sire! Sire! C’est le même!…

– Le même?…

– CLOTHER DE PONTHUS!…

Et Loraydan, ivre de joie comme il avait été ivre de fureur, d’une grande lampée frénétique, aspira l’air froid de la nuit d’hiver. Et il hurla:

– JE VIENS DE CONDAMNER À MORT CLOTHER DE PONTHUS!

– Tu crois que c’est le même? grogna François Ier.

Loraydan jeta un long regard sur la silhouette immobile. Il eût reconnu Clother dans une foule. Il l’eût reconnu dans la tombe. La haine, quand elle est sincère, creuse profondément le dessin de l’être haï dans la mémoire. Pour Loraydan, aucune forme humaine ne pouvait être semblable à la forme définitive que Clother avait prise dans son esprit. Loraydan se dit:

– Ce n’est pas lui! Non, non, ce n’est pas lui!… Et au roi:

– C’EST LUI, SIRE! PAS DE DOUTE! C’EST BIEN CLOTHER DE PONTHUS!…

François Ier mâchonna quelque juron rauque par quoi Notre-Dame, deux ou trois saints et une demi-douzaine de diables, pêle-mêle, étaient appelés à la rescousse. Puis il dit:

– Je veux me débarrasser une bonne fois de ce misérable espion. Ne bougez pas. J’y vais!

Et il tira sa dague.

– Sire, vous n’y pensez pas! haleta Sansac, réellement effrayé.

– Sire! Sire! supplia Essé. Ce bravo est peut-être adroit. Ciel! Qu’arriverait-il, si…

– Sire, dit Loraydan, vous m’avez donné le commandement de l’expédition!…

– C’est juste, dit François Ier soudain calmé par l’effroi qu’il voyait à ses compagnons. Fais donc à ta guise, mais fais vite!…

– Essé, Sansac, vous gardez Sa Majesté. Quoi qu’il arrive, ne bougez pas, et me laissez faire!

Loraydan s’avança vers la grille de l’hôtel d’Arronces, tandis que le roi, Sansac, Essé, d’un même mouvement, reculaient vers le logis Turquand. Loraydan avait la rapière au poing.

– Monsieur, dit-il, vous nous gênez!

– Par le ciel! fit l’inconnu dans un éclat de rire. C’est ce que j’allais vous dire!

Loraydan tressaillit.

Cette voix! Oh! Elle avait son timbre spécial, caressant et ironique, avec on ne savait quoi d’inquiétant, une voix fraîche et jeune, certes, et sonore, mais perversement railleuse et sceptique, le subtil parfum mortel d’une jolie fleur vénéneuse. Cette voix! Loraydan se ricana:

– Et! par Dieu! C’est celui qui a tué le père de ma noble fiancée Léonor d’Ulloa! C’est ce digne Espagnol que je dois, moi, rechercher, provoquer et tuer: ordre du roi! Ordre de l’empereur! C’est don Juan Tenorio!

En lui-même, Loraydan ricanait. Il éprouvait la joie violente et mauvaise, cette joie qui défie le destin vaincu, la joie du joueur qui voit chaque coup de dé, avec persistance, lui donner partie gagnée.

Méfie-toi, bon joueur! Méfie-toi du piège que peut-être, en ce moment, te tend le destin!

Loraydan ricanait, heureux comme jamais il ne l’avait été.

Comment! Vraiment? C’était Juan Tenorio qui était là?… Vraiment?… Parmi des milliers et des milliers de gens que le hasard eût pu, là, en cette minute, amener devant lui, si on lui eût donné à choisir, il eût ardemment souhaité que ce fût justement Juan Tenorio… le seul qu’il eût pesé, jugé, compris… le seul capable de l’entendre, de le comprendre, lui, là, en cette minute!…