Pourquoi, pourquoi le roi de France ne voulait-il pas, entendre le nom de Ponthus?
Pourquoi, en parlant, s’était-il tourné vers l’hôtel d’Arronces?
Pourquoi sa voix, en disant ces mots, était-elle devenue sourde, et si arrière, si triste?…
Loraydan, Essé, Sansac s’étaient reculés de quelques pas, respectant cette rêverie soudaine du roi. Et François Ier, tournant le dos au logis Turquand, s’était avancé vers la grille d’Arronces.
Et si Loraydan avait pu approcher d’assez près pour écouter ce que murmurait le roi, voici ce qu’il eût entendu:
– Tu es morte, Agnès! Morte depuis si longtemps. Et il a suffi de ce nom de Ponthus pour te faire revivre. Et toujours, tu vis en mon âme, ô toi que j’ai tant aimée. Et je n’arrive pas à te faire mourir dans mon souvenir, ô Agnès! Pourquoi, du moins, ah! pourquoi ne m’as-tu pas laissé cet enfant dont j’attendais la venue avec tant d’heureuse impatience? Agnès, je te jure que toutes mes promesses je les eusse tenus: l’enfant eût été l’égal des enfants du roi… L’enfant est mort! Il est mort, Agnès, et ceci est bien étrange: je n’arrive pas plus à oublier la mort de l’enfant que ta propre mort, Agnès! Même aujourd’hui, je revois Philippe de Ponthus que tu m’envoyas. Je l’entends encore me dire: «L’enfant est mort, sire, mort avec la mère!…»
Le roi se retourna vers ses trois compagnons attentifs, muets, étonnés.
Quelques minutes, lentement, s’écoulèrent.
La tête baissée, François Ier songeait… Il songeait ceci:
– Oui, ce fut Philippe de Ponthus qui m’annonça la mort de l’enfant. Ce Ponthus ne m’aimait guère. Il fut mêlé à toute cette histoire et je ne pus jamais démêler son rôle… N’est-il pas étrange que son fils, à son tour, s’en vienne rôder autour de l’hôtel d’Arronces?
Les trois courtisans l’entendirent qui murmurait d’indistinctes paroles qu’ils ne purent saisir. Le roi disait:
– N’y pensons plus. Par une heureuse coïncidence, le fils payera pour l’inquiétude et les soupçons que m’inspira le père. Voilà tout. Allons! fit-il brusquement.
– Sire, s’empressa Sansac, nous reprenons notre plan contre le logis Turquand?
Le roi tressaillit, revenu de très loin.
– Le logis Turquand? fit-il en frissonnant. Non, non. Pas ce soir… Jamais plus, peut-être!… Il fait très froid aux abords de l’hôtel d’Arronces… entrons, messieurs, rentrons au Louvre!…
Ne pensons plus au logis Turquand…
Loraydan étouffa un rugissement de joie frénétique. Il renfonça sa dague au fourreau et leva vers le ciel étoilé un regard fulgurant d’allégresse.
Une heure plus tard, le roi de France reposait en son Louvre. Essé, Sansac et Loraydan, qui l’avaient escorté, se séparèrent alors et chacun d’eux reprit le chemin de son logis… Mais le roi, au dernier moment, avait pris Loraydan à part et lui avait dit:
– Je suis content de toi. Je t’ai promis une charge à la cour. Tu l’auras, et si belle que tes bons amis en seront malades. Songe donc à la conquérir par un dernier effort… Cette Léonor d’Ulloa… Il faut que tu l’épouses. Il le faut, Loraydan! N’oublie pas ce que je t’ai dit: «Tu épouses la noble Espagnole, et c’est pour toi la fortune. Tu ne l’épouses pas… et c’est la disgrâce, l’exil… ou un cachot. Va-t’en maintenant, car je suis fatigué de tous ces soucis d’État… va, et songe à m’obéir.»
XXXVI LORAYDAN ARRANGE SON MARIAGE AVEC LÉONOR D’ULLOA
Il était une heure du matin lorsque le comte de Loraydan rentra en son hôtel du chemin de la Corderie. Dans la cour, il trouva Brisard qui attendait, mélancolique, une lanterne à la main, le moment de s’aller coucher pour dormir son heureux sommeil exempt d’insomnies, car – depuis le départ de l’homme mort – les noirs soucis venaient bien rarement le visiter. Nous disons mélancolique, parce que tel était son état mental chaque fois qu’il avait bu. Or, Brisard, cette nuit-là, avait bu plus et mieux que le jour de sa visite à la taverne du Bel-Argent, on va voir comment.
Loraydan, donc, aperçut son valet, l’attira à lui d’un signe impérieux, comme le tourbillon de vent attire la feuille sèche, et lui demanda:
– Ce gentilhomme? Tu l’as vu entrer?…
Les cheveux de Brisard se hérissèrent:
– Lequel? Bon sang! Quel gentilhomme? Celui que j’ai vu sortir?
– Attention, Brisard, dit froidement Loraydan. Tu sais que les étrivières ne sont pas loin? je te parle d’un gentilhomme de mes amis qui a dû venir ici entre onze heures et minuit.
– Si c’est cela, oui, monsieur, je l’ai vu entrer. C’est un généreux gentilhomme. Il m’a donné une pièce d’or. Mais c’est peut-être une monnaie du diable, car elle ne porte point l’effigie de notre sire, ni la salamandre.
Brisard montra la pièce suspecte, que Loraydan examina à la lueur de la lanterne.
– C’est un carolus d’or… dit le comte en rendant la pièce à Brisard qui ôta son bonnet.
– Un carolus d’or!…
Oh! les pauvres douze carolus de Jacquemin Corentin!…
– Et que fait-il? Où est-il? reprit Loraydan.
– Dans la salle d’honneur. Il mange monsieur, et de bon appétit. Les confitures y ont passé. C’est-à-dire, il boit aussi. Et du fameux. Il m’en a fait vider deux flacons. C’est un bien généreux seigneur. Et il m’a demandé s’il ne se trouvait pas dans l’hôtel quelque princesse à qui il pût baiser les mains.
– Quelque princesse? fit Loraydan étonné.
– Ah! dame! comme je ne connaissais pas de princesse, j’ai été lui chercher, au Bel-Argent, Ameline-la-Borgnesse à qui il manque trois dents sur le devant, que lui brisa d’un coup de poing Lancelot qui est garde au Temple.
– Et alors? gronda Loraydan mis en méfiance.
– Alors? Quand il l’a vue, il s’est mis à crier comme un putois, et cette pauvre Ameline, monsieur, il l’a appelée un objet d’horreur. Et il lui a donné deux soufflets pour avoir osé lui montrer une figure qui lui donnerait le cauchemar, qu’il a dit, bon sang! Après quoi, il l’a forcée de manger le reste des pâtisseries, et lui a donné deux pièces d’or pareilles à la mienne, une pour chaque soufflet, qu’il a dit, bon sang!…
Ah! pauvres, pauvres carolus d’or de Jacquemin Corentin!…
– Et alors? répéta Loraydan de plus en plus en défiance.
– Alors! Ameline-la-Borgnesse est partie en pleurant pour les soufflets et en riant pour les pièces d’or. Dame! monsieur, mettez-vous à sa place… Alors, je lui ai demandé si, pour le même prix, il ne pourrait pas m’administrer une douzaine de soufflets. Mais il n’a pas voulu, en disant que les soufflets qu’il me donnerait étaient marchandise gratuite, ce qui m’a bien prouvé…
– Assez! interrompit Loraydan. Les valets, les huit valets de Turquand, où sont-ils?
– Partis, monsieur, ils sont partis une minute après que vous eûtes quitté l’hôtel avec MM. d’Essé et de Sansac et cet autre seigneur dont vous m’avez défendu de prononcer le nom. Seulement, au lieu de prendre le chemin de la Corderie, ils sont entrés dans le terrain des Enfants-Rouges.