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– C’est bien! dit Canniedo. Il en sera ainsi. Tu peux mourir tranquille. Maintenant, défends-toi, Juan Tenorio, car nous venons à toi!

Ils arrachèrent leurs poignards de la table, et don Juan saisit le sien.

Canniedo et Girenna s’avancèrent en contournant la table par la gauche; Veladar et Zafra exécutèrent le même mouvement par la droite.

Juan Tenorio s’était reculé jusqu’au mur auquel il s’adossa. Et là, le poignard au poing, ramassé sur lui-même, il attendit, affreusement pâle, tandis que de grosses gouttes de sueur se détachaient de son visage et tombaient jusque sur ses mains.

Les quatre s’assemblèrent au milieu de la salle, ayant la table derrière eux. Là, ils eurent un arrêt. Un arrêt, non sans une hésitation. Sur leurs figures, pas de haine, mais quelque chose de plus terrible: la conviction qu’ils allaient détruire une sauvage, atroce, monstrueuse et venimeuse bête. Le groupe était sinistre, l’instant funèbre, le silence formidable.

Tout à coup ils se mirent en marche…

… Et la stupeur les pétrifia! Là! derrière eux, un fracas! un retentissant fracas! Verres, cristaux se brisent! Assiettes, flacons s’entre-choquent! Tout le service de la table houle, roule, s’écroule!…

Une même impulsion les retourna, et ils virent – effarés d’horreur, ils virent! – oui, de leurs yeux, bien éveillés, tous les quatre, ils virent, ils virent que la table se dressait debout!…

Tout debout dressée, dressée sur deux de ses pieds, dressée d’un air farouche, cabrée comme une furieuse cavale! Elle retomba sur ses pieds de devant pesamment, se redressa, retomba, frappa, frappa des pieds à coups redoublés, frappa comme piaffe la cavale… Soudain elle se tint tranquille… On eût dit un être qui souffle pour un nouvel effort…

Comment ils se retrouvèrent tous les quatre en tas contre la porte, pauvres tremblantes feuilles d’humanité happées dans le cyclone du mystère, ils ne savaient. Le fait, c’est qu’ils étaient là, en tas, contre cette porte, cheveux hérissés, faces convulsées, les yeux fous rivés à la table, puis à Juan Tenorio, puis encore à la table, et encore à Juan tout raide, appuyé au mur, spectre lui-même, immobile spectre d’épouvante. Et soudain…

… La table! la table tressaille, elle frémit, elle frissonne, elle s’anime! Quelque part en elle, ni dessus ni dessous, mais en elle! Des coups résonnent en elle! des coups secs ou violents, timides ou impérieux, des coups! et puis… et puis… et puis, d’une secousse elle s’ébranla; elle se mit en route! elle s’avança!… elle s’avançait par son travers, d’une marche oblique, alors semblable par l’allure à quelque titanesque crabe… elle s’avançait… elle venait… elle courait…

… La table se ruait sur don Juan!…

Contre la porte, parmi des râles, des soupirs, des mots brefs, c’était l’horrible lutte des quatre qui unissaient leurs forces désespérées, qui, des épaules, des coudes, des genoux poussaient… Ah! de quelle poussée forcenée ils poussaient cette porte… cette porte qui n’était pas fermée! qu’ils n’avaient qu’à tirer en dedans! cette porte qu’à la fin, Seigneur! ils parvinrent à défoncer pour, d’un frénétique élan, se jeter hors le mystère infernal, hors la salle possédée, hors le palais maudit!… jusque dans la rue, jusque dans l’église du Refugium peccatorum, où on les trouva évanouis près de la grille du maître-autel…

Ce ne fut qu’un mois plus tard que, sauvés de la fièvre, guéris de l’énorme choc mental, ils purent raconter l’incroyable aventure. On dut les croire pourtant: interrogés séparément par l’Official de la Suprema Inquisicion , ils refirent le même récit et donnèrent les mêmes précisions, ainsi qu’il appert des procès-verbaux qui en furent dressés.

En conséquence de leurs déclarations, la table fut solennellement brûlée par la main du bourreau sur la place ordinaire des exécutions, en présence des confréries et du clergé, au milieu d’un immense concours de peuple. Le logis Canniedo fut démoli. Sur son emplacement, de par la sentence intervenue, les quatre, à frais communs, firent élever un monument expiatoire.

Don Juan Tenorio avait disparu.

Jamais plus on ne le revit dans Séville…

Et longtemps, bien longtemps encore, les gens se signèrent et frissonnèrent en passant devant l’inscription commémoratrice, et, de père en fils, se répétèrent:

– C’est ici le lieu où se trouvait la table sur laquelle don Juan signa son pacte avec le démon…

VII LA CHAPELLE DU COUVENT DES FRANCISCAINS

C’était le septième jour après l’événement – Canniedo, Zafra, Veladar et Girenna étaient encore en plein délire – c’était donc un matin, le septième jour après la mort de Christa d’Ulloa.

Dans une cour du palais, deux solides écuyers, fortement armés, montés sur de vigoureux chevaux, attendaient, entourés d’officiers dont chacun donnait une dernière instruction, apportait une suprême recommandation.

– Bon, bon, disaient les deux braves, nous en répondons sur notre vie, et nous avons fait l’Artois et l’Italie!

– Gare à qui s’approche! Bonsoir, camarade: la pointe de nos rapières à la disposicion de usted!

Un valet d’écurie tenait en bride un de ces fins et nerveux jinietes andalous que si fort, en France, on appréciait sous le nom de genêts. Ce cheval portait une selle munie d’une corne d’arçon et d’un unique étrier: c’était la selle de dame – usitée encore telle quelle par la moderne chasseresse – qui ne fut introduit chez nous que par Catherine de Médicis, mais qui, dès la fin du quinzième siècle, avait supplanté, en Espagne et en Italie, l’antique et peu gracieuse sambue. Un homme d’armes inspectait et vérifiait toutes les pièces de ce harnachement.

Toutes les têtes, soudain, se découvrirent: sur un perron apparut Léonor d’Ulloa, escortée de l’intendant du logis, de duègnes et d’officiers. Elle portait une robe de velours gris, jupe longue, corsage serré à la taille, en somme une amazone: à l’inverse de l’habillement masculin qui a été bouleversé, il est curieux de constater combien peu s’est modifié le costume féminin; on retrouverait dans les âges passés le type de chaque nouvelle mode, et les Angevines portent encore le hennin d’Isabeau de Bavière.

Mais à la ceinture de Léonor luisait le fourreau d’une dague courte et acérée, vraie arme de bataille.

Elle descendait le perron, achevant de passer à ses mains des gants en peau de chamois qui lui montaient aux coudes. Et sa démarche était empreinte d’une si jolie résolution. Il y avait une si naturelle fierté en ses souples attitudes, sa pâleur mettait à son cher visage un peu maigri une si touchante expression que les larmes en venaient aux yeux des serviteurs assemblés, et que les gens d’armes en grommelaient tout bas des jurons par quoi ils tâchaient d’exprimer leur vénération admirative.

– Je vous prie tous, tremblait l’intendant, je vous supplie de vous souvenir que c’est malgré moi, malgré même la volonté de monseigneur le sénéchal.

– Calmez-vous, dit Léonor avec douceur. Ce n’est ni par lettre ni par messager que le Commandeur d’Ulloa doit être informé. Il faut que moi-même… Dieu puisse me dicter les paroles capables, sans le tuer, d’apprendre à mon père…