Le logis Turquand avait une petite porte de derrière sur ce terrain. Loraydan comprit quelle avait été la manœuvre de Turquand, et que le chef de la forteresse n’avait commis aucune imprudence comme il l’avait pensé: le logis s’était retrouvé muni de ses défenseurs au moment même où le roi et ses compagnons étaient arrivés devant la porte d’entrée.
– C’est bon, dit Loraydan. Tu mériterais les étrivières pour avoir bu mon vin. Mais, pour cette fois, je te fais grâce. Ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que ce gentilhomme s’en aille.
Et Brisard, sa lanterne à la main, s’immobilisa à la même place…
Loraydan pénétra dans la salle d’honneur et vit Juan Tenorio installé à table dans le fauteuil qu’avait occupé François Ier et finissant à petits coups un flacon de vin des îles.
Don Juan se leva et s’avança avec empressement au-devant du comte de Loraydan. Les deux seigneurs s’arrêtèrent à trois pas l’un de l’autre et s’inclinèrent profondément, de cet air de noble politesse qui était l’un des plus séduisants attraits des courtisans de cette époque encore si près des mœurs chevaleresques.
– Seigneur Juan Tenorio, dit Amauri, permettez-moi tout d’abord de vous remercier de tout mon cœur de m’avoir fait l’honneur de vous asseoir à ma table, et laissez-moi espérer que mes gens auront fait de leur mieux en mon absence.
– Seigneur comte de Loraydan, répondit don Juan, tout l’honneur fut pour moi – l’honneur et l’agrément. – Vos confitures sont exquises, et vos vins dignes de la table des dieux. J’en ai usé envers vous comme on en usait jadis envers ces preux de qui, ami ou ennemi, on était toujours sûr de recevoir une hospitalité de bon aloi.
– Je vous jure, seigneur Juan Tenorio, que votre compliment me va droit au cœur.
– Mon compliment, seigneur comte de Loraydan, n’est qu’un bien pâle reflet de tout le bien que je pense de vos pâtisseries et de votre bonne grâce.
Sur ces mots, il y eut de part et d’autre un nouveau salut aussi profond que le premier. Puis Loraydan conduisit son hôte jusqu’au fauteuil, le pria de s’asseoir et alors seulement s’assit lui-même.
– Seigneur Juan Tenorio, nous devions, demain, à midi, en cet hôtel même, nous rencontrer pour tirer au clair notre situation l’un vis-à-vis de l’autre. Cet entretien, puisque vous voilà, aura lieu dès maintenant, si cela vous plaît.
– Cela me plaît, dit don Juan, et je bénis le hasard qui devance de douze heures une entrevue dont l’attente, je l’avoue, aiguisait ma curiosité.
– Tout est donc pour le mieux.
Loraydan, une minute, fixa silencieusement son adversaire. Puis:
– Seigneur Tenorio, dit-il, lorsque vous sortirez d’ici, nous serons ennemis mortels, mais de telle sorte qu’il faudra que l’un de nous deux tue l’autre, ou nous serons amis et unis au point que de la destinée de chacun de nous dépendra la destinée de l’autre.
– C’est mon avis, dit don Juan. Établissons donc clairement les choses: lorsque, tout à l’heure, près de la grille de l’hôtel d’Arronces, vous m’avez chargé avec une folle vaillance – car vous ne vous serviez pas de votre épée, et moi je cherchais à vous percer la poitrine – vous m’avez glissé à l’oreille que c’était le roi lui-même que je venais d’insulter. Je dois vous demander tout d’abord si cela est absolument vrai.
– C’est la pure vérité: l’homme qui vous a dit: «Je suis le roi!» celui-là, c’était bien Sa Majesté le roi de France.
– Fort bien. Vous m’avez alors conseillé de fuir à l’instant et de me réfugier ici. Seigneur, comte de Loraydan, je vous serai reconnaissant de me rendre ce témoignage que je n’ai pas fui.
– Certes! Et même vous m’avez fait passer une rude minute d’anxiété. Vous n’avez consenti à vous en aller que lorsque je vous eus juré qu’en partant vous me sauviez la vie à moi-même.
Les traits de don Juan, qui s’étaient contractés, se détendirent: il eut un sourire.
– Il est donc avéré, dit-il, que nul ne pourra soutenir que don Juan Tenorio a pris la fuite. Il est avéré que même en présence du glorieux roi de France, don Juan n’a pas fui. Il s’est retiré lorsqu’il en a été supplié par un gentilhomme de qui la bravoure et l’honneur ne peuvent être mis en doute.
– Tout ceci est vrai, dit Loraydan, et je suis prêt à en témoigner en y engageant ma parole.
Tenorio, à l’instant, redevint l’insoucieux don Juan qui, selon la forte expression de Jacquemin Corentin, ne craignait ni Dieu ni diable et se riait de la mauvaise comme de la bonne fortune.
Loraydan le contemplait avec une sombre curiosité; peut-être l’enviait-il. Cette rieuse insouciance qui éclatait sur les traits de don Juan lui apparaissait, à lui, véritable damné sans cesse en lutte avec lui-même, comme la fraîche oasis peut apparaître de loin au voyageur égaré parmi les sables brûlants.
– Ainsi, reprit-il avec une nuance d’admiration, vous n’êtes pas autrement ému d’apprendre que l’homme gravement insulté par vous était le roi de France en personne?
– Entendons-nous, fit don Juan avec une sorte de gravité bizarre sous laquelle on eût pu deviner des assises de scepticisme. Je suis toujours fâché d’être mis dans l’obligation d’insulter un homme qui vaut d’être appelé un homme… Le titre de roi est un beau titre. Je l’envie, car il exerce sur l’imagination féminine un irrésistible ascendant. Avez-vous, mon cher comte, observé que, dans l’esprit et le cœur d’une femme douée de délicatesse et d’intelligence, les vertus morales de l’homme sont prédominantes, créatrices d’amour, inspiratrices de réelles passions bien plus que la beauté physique? Que de fois j’ai pu étudier de près cette importante vérité qui prouve la supériorité de l’imagination de la femme! Certes, plus haut placé se trouve le cœur d’une femme, plus puissante est sa faculté d’imaginer la beauté, plus affiné est son esprit, – et plus elle exige de son amant les vertus qui font une auréole même à la laideur physique. Pour l’homme, la beauté plastique est presque tout; pour la femme, presque rien. Parmi ces vertus se place en première ligne l’art de bien dire: Je t’aime, oui, monsieur, l’art supérieur et délicat de trouver des variantes à ce mot: Je t’aime. Une femme de cœur adore la musique des mots raffinés qui la font vibrer… Puis, dans la liste de ce qu’on doit appeler les vertus de l’homme, vient la richesse qui permet à l’amant d’exalter son idole, de lui donner une haute opinion d’elle-même et de satisfaire la plus violente, la plus humaine des passions… l’amour-propre. Puis vient la situation conquise par l’homme, la place qu’il occupe dans la fourmilière; plus il domine la foule et plus il brille aux yeux de la femme d’élite. Puis vient la naissance. Le titre de roi est magique. J’ai vu votre François, premier du nom. Il est laid. Il est lourd. Son visage blême manque de noblesse. Ses traits sont l’antithèse de la beauté harmonique… mais je suis sûr que, dans ce vaste Paris, des centaines de jolies femmes rêvent d’être aimées de lui et lui créent une beauté définitive parce qu’il est la toute-puissance; parce qu’il marche dans le nuage poétique et formidable de sa royauté dominatrice… Ah! comte, si j’étais roi!… Que dis-je! Je suis plus que roi puisque je suis poète… je ne dis pas faiseur de vers comme votre Marot, je dis poète, je dis créateur de sensations et d’imaginations…