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Loraydan avait écouté avec intérêt l’exposé des théories de don Juan.

Il songeait à Bérengère…

Il songeait que lui aussi, tout au moins par la naissance, occupait une de ces places d’élite qui désignent l’homme à l’admiration et à l’amour d’une femme. Il songeait que, bientôt, quand il aurait conquis à la cour la situation qu’il convoitait, il aurait décuplé sa force de séduction sur Bérengère, c’est le secret de bien des ambitions!

Et don Juan, le regard perdu, le front rêveur, doucement, murmurait:

– «Je t’aime!…» C’est sur ce mot qu’a été bâti et que se perpétue l’univers. C’est la parole sacrée qui explique le ciel, la terre et l’enfer. C’est le principe et la fin de la volonté humaine, le pivot d’inusable diamant sur lequel tourne le monde des pensées. Et c’est le parfum qui embaume l’infini. Et c’est l’astre de feu sur lequel convergent tous les désirs épars dans l’immensité. Seulement… il faut savoir le dire… savoir. Celui qui sait dire «Je t’aime» est sûr d’être aimé… Léonor, ô Léonor, est-ce que, vraiment, à toi seule, je n’ai pas su dire: Je t’aime?…

– Mais, dit Loraydan d’une voix âpre où il y avait presque de la rage, que faites-vous de tout ce qui est la vie de l’homme? Que faites-vous des nobles ambitions qui poussent un esprit et le haussent aux sublimes dominations? Que faites-vous des entreprises tentées vers la richesse et le pouvoir? Que faites-vous des veilles du savant, des insomnies du trouvère, des fièvres qui consument le créateur? Que faites-vous même des batailles d’homme à homme, de peuple à peuple… que faites-vous de la Vie manifestée par tant de pensées génératrices de tant d’action?

– Ambition! Poésie! Science! Bataille, Guerre! Suprême effort de l’âme! Vous n’êtes que le vêtement de l’amour. Eh quoi, monsieur le comte, s’écria don Juan, qui se leva et se mit à marcher avec agitation, je vous parle d’une splendide nudité, je vous présente la marmoréenne, l’impérissable beauté qui est l’amour! Et vous me demandez ce que je fais des soies, des velours, des dentelles qui ornent la magnificence de la Nudité! Tuez la Nudité: que deviennent ces étoffes, pour aussi précieuses qu’elles soient? Mais si vous jetez au feu les dentelles, au feu les robes et les corsages, au feu les bijoux d’or, la Nudité demeure, palpitante et vivante à jamais. Ambition, poésie, science, bataille, vous n’êtes que les falbalas dont l’homme habille son amour! Je crois bien, seigneur, que votre coquin de valet a bu tout ce qu’il y avait sur cette royale table… non, non, par Bacchus, voici encore un flacon! Seigneur comte de Loraydan, je bois à la Vérité une et éternelle, à l’Amour!

Ce disant, Juan Tenorio emplit deux coupes et vida la sienne d’un trait.

– C’est du soleil, dit-il en s’asseyant. Seigneur comte, nous buvons du soleil et de la lumière, et de la chaleur, et de la joie… nous buvons de l’amour! Qu’importe après cela que votre roi me veuille faire mourir?

Amauri de Loraydan tressaillit; il voyait clairement que don Juan Tenorio n’était pas l’aventurier facile à conquérir par menaces ou par promesses. C’était un noble adversaire. Amauri en éprouva du respect et de la colère. Dans cette brillante et solide armure qui protégeait don Juan, il se dépita de ne pas apercevoir le point faible… Don Juan le lui offrit lui-même:

– Et pourtant, disait-il, c’est avec une peine infinie que je verrais venir la mort. Si votre roi me condamne, seigneur comte, ni lui ni son bourreau ne pourront se vanter d’avoir vu trembler don Juan Tenorio quand se lèvera la hache. Mais quelle douleur dans mon cœur! Quel affreux désespoir! Mourir avant d’avoir inspiré l’amour à Léonor! Mourir sans avoir connu cette suprême ivresse d’entendre Léonor me dire enfin: Juan Tenorio, je t’aime…

– Léonor? interrogea Loraydan avec calme.

– Léonor d’Ulloa…

– La fille du Commandeur de Séville?

– Elle-même, seigneur comte.

– Vous l’aimez?

Don Juan considéra Loraydan avec surprise. Oui, ma foi, ce fut de la surprise! Il était sûr que l’univers entier connaissait son amour pour Léonor. Il s’étonna qu’un homme pût lui demander s’il aimait Léonor d’Ulloa. Il eut un long soupir.

Deux larmes brillèrent à ses paupières. Il couvrit ses yeux de sa main, non pour cacher ses larmes d’amour, mais pour évoquer l’image adorée et l’adorer encore en une contemplation d’extase. Il murmura:

– C’est vrai… vous ne savez pas… oh! vous ne savez pas que je l’aime. Mais savez-vous du moins ce que c’est qu’aimer? Avez-vous pleuré des pleurs plus salés que l’eau de mer, plus corrosifs que les poisons rongeurs? Avez-vous, en vain, supplié le sommeil de clore un instant vos paupières en feu? Avez-vous souhaité d’être un dieu pour apparaître à celle qui se refuse dans la gloire flamboyante des divinités de l’Olympe, et l’attirer à vous d’un seul regard? Non, non! Vous ne pouvez savoir ce que peut être l’amour de don Juan pour Léonor d’Ulloa, et quand je vous dis que je l’aime, je ne vous ai rien dit.

– Tout au moins, railla Loraydan, suis-je muni de quelque vague notion de ce qu’on appelle l’amour. Quant à la dame d’Ulloa, je comprends la passion qu’elle vous a inspirée. Certes, il y a dans cette jeune fille un je ne sais quoi qui charme tout ce qui l’approche.

– Vous la connaissez donc? fit Juan Tenorio soudain soupçonneux.

Et Loraydan répondit:

– Léonor d’Ulloa EST MA FIANCÉE…

Don Juan pâlit. Il se dressa. Son regard se chargea d’insultes. Sa main nerveuse tourmenta la poignée de sa dague. Il gronda:

– Votre fiancée?

– Ma fiancée, répéta Loraydan.

– Voilà donc pourquoi vous m’avez attiré ici! fit Tenorio d’une voix blanche. Vous aviez raison, comte de Loraydan, vous aviez raison de dire que, quand je sortirais de votre hôtel, nous serions ennemis mortels…

– Ou amis jusques à devenir frères, rectifia tranquillement Loraydan. Seigneur Tenorio, tenez-vous en repos. Je vous en supplie; pas un mot, pas un geste que je sois forcé de relever… cela nous conduirait tous deux à la mort.

– Tous deux?… L’un de nous, voulez-vous dire… à moins que ne se termine par un coup fourré le duel que je pressens inévitable.

– Hé! Par la mort de tous les diables! qui parle de duel? Oui ou non, voulez-vous que je vous aide à conquérir votre Léonor?

– Que vous m’aidiez? Vous? Le fiancé?

– Je suis fiancé par ordre de votre empereur et de mon roi, mais non par ordre de ma volonté ou de mon cœur. Le fait est que la dame d’Ulloa, par suite de ces fiançailles, est devenue un obstacle à ma fortune et à mon bonheur. Je souhaite ardemment que l’obstacle disparaisse. S’il ne dépendait que de moi, votre mariage avec Léonor d’Ulloa serait célébré demain…

– Ne m’en dites pas plus! s’écria don Juan radieux. De ce moment, mon cher seigneur, tenez-moi pour votre ami le plus sûr. Disposez de moi: je suis tout à vous.

Et Juan Tenorio, d’un geste d’abandon plein de grâce, tendit sa main que le comte de Loraydan, assez tiède partisan de ce genre de démonstrations, serra sans effusion.

– Nous sommes donc alliés? dit Amauri.