Выбрать главу

– Allons, dit-il, va-t’en maintenant. Je te défends de sortir dans la rue jusqu’à ce que je vienne te revoir au cabaret du Bel-Argent.

La Blonde baissa la tête en signe d’assentiment. Et don Juan, brusquement pâli, la lèvre sèche, la figure contractée par un soudain afflux de passion:

– Je viendrai demain. Tu m’entends bien? Demain!

Doucement, la ribaude répéta:

– Demain…

Demain… Comme, à Séville, au palais Ulloa, par une aube d’amour, avait répété Christa! Le même mot d’espoir. Presque le même accent…

Et la ribaude s’en fut.

XXXVIII LA DUCHESSE

Don Juan demeura devant le portail de l’hôtel de Runes, regardant la Blonde s’en aller, silhouette d’une maladive élégance qui semblait à peine toucher terre. Et elle, quand elle fut à dix pas, se retourna pour le voir encore… Voici ce qu’elle vit:

Le noble portail s’ouvrit, une litière, traînée par un vigoureux cheval noir caparaçonné de pourpre, une jolie litière avec des rideaux de soie pourpre frangés et armoriés d’or; et dans le cadre de ces rideaux d’une chaude et somptueuse couleur, se montrait une jeune dame, radieuse de sa jeunesse fleurie en beauté, vêtue d’un adorable costume de satin broché sur quoi les pierreries étincelaient; son sourire exprimait le bonheur d’être riche et belle, l’allégresse d’être aimée, la joie de vivre. Dans le moment, donc, où la litière franchissait le portail, le cheval, soit qu’il eût pris peur, soit que quelque partie du harnachement mal ajusté l’eût blessé, se mit à ruer, puis se cabra, renversa le laquais chamarré qui le tenait en main, souffla, hennit, s’élança… La dame jeta un cri d’effroi, se renversa sur les coussins, cacha son visage dans ses mains.

Et voici encore ce que vit la ribaude:

D’un bond qui révélait l’adresse et l’audace, la souplesse et la force, la plus puissante vitalité, don Juan se jetait à la tête du cheval, se cramponnait solidement aux harnais, et suspendu au-dessus de la chaussée, comprimait d’une main de fer les naseaux de l’animal qui, à demi étouffé, s’arrêta, s’abattit…

La Blonde, défaillante de terreur et d’admiration, eut un soupir qui traduisit et précisa soudain le sentiment éveillé en son âme naïve… Mais voici ce qu’elle vit alors:

La dame, aussitôt la litière arrêtée, s’élançait à terre; la rude émotion éprouvée, par choc en retour, la faisait vaciller, elle pâlissait, ses yeux se fermaient, elle s’affaissait, elle allait tomber… le sauveur accourait… Don Juan la prenait, la soulevait, l’emportait dans ses bras robustes, et cette vision étrange et charmante s’évanouissait dans l’hôtel de Runes.

La ribaude se détourna, frissonna d’elle ne savait quelle douleur et s’en alla.

Il y eut grand remue-ménage dans l’hôtel, des gens affairés coururent de-ci de-là pour témoigner que la seule possibilité de la catastrophe évitée les affolait, toute la séquelle des femmes et des suivantes parut éplorée. Don Juan marcha dans un cortège de lamentations, de cris, de larmes, il suivit le flot, monta un large escalier, parcourut des appartements fastueux, refusa jusqu’au bout de se dessaisir de son merveilleux fardeau, malgré les objurgations aigres-douces d’une vieille gouvernante, et, parvenu enfin jusque dans la chambre même de Mme la duchesse de Runes, déposa doucement dans un fauteuil la jeune femme évanouie, et tout aussitôt mit un genou sur le tapis, puis s’inclinant sur la main qu’il saisissait la baisa d’un long baiser qui fit tressaillir la jolie duchesse… elle ouvrit les yeux et sourit.

– Relevez-vous, monsieur, dit-elle, et faites-moi la grâce de m’apprendre à qui M. le duc de Runes, mon mari, devra la joie de me revoir vivante…

D’un coup d’œil, la spirituelle Parisienne avait jugé don Juan et que, peut-être, déjà, il attendait trop de sa reconnaissance: d’un mot, elle lui enseignait que sa première pensée allait à son mari. Don Juan avait l’oreille fine. Il entendit parfaitement. Mais il dédaignait les précautions raisonnables, et comme à son ordinaire se jeta à corps perdu dans la bataille.

– Madame, dit-il, vous voyez devant vous don Juan Tenorio, gentilhomme espagnol, de la noblesse de Séville, conduit à Paris par son heureuse destinée qui était de vous rencontrer, l’homme le plus fortuné du monde puisqu’il a eu le bonheur d’épargner peut-être une écorchure à ces mains adorables, l’homme aussi, le plus cruellement déçu, puisqu’il apprend à l’instant que celle qu’il adore appartient à un autre.

Et don Juan s’inclina en étouffant un long soupir.

C’était du plus pur espagnol. Tenorio se trouvait en pleine algarade sévillane. Tout y était: et l’accident évité par sa prompte bravoure, et la belle jeune dame aux yeux encore un peu effrayés, et l’absence du mari, et la déclaration traditionnelle incluse en une phrase alambiquée… en lui-même, don Juan regretta de n’avoir point amené quelques guitaristes.

La duchesse de Runes considéra son sauveur avec un ébahissement amusé, puis:

– Mais… vous m’aimez donc, monsieur?

Don Juan tressaillit de joie. Il n’eût pu souhaiter meilleure réplique à son rôle.

– En doutez-vous? dit-il. À quoi donc m’a-t-il servi de me morfondre des jours et des jours à la porte de cet hôtel, de vous suivre de loin quand vous sortiez? Il y a une heure encore, lorsque ma constance me conduisit une fois de plus devant cette demeure, j’osais me dire que, peut-être, vous aviez enfin daigné apercevoir le respectueux adorateur qui souhaitait donner sa vie pour un sourire, pour un regard de vous. Je vois qu’il n’en est rien… vous m’apprenez que jamais vous n’avez jeté les yeux sur moi… que vous m’ignorez, madame, et vous me voyez cruellement puni de ma présomption. Juan Tenorio, c’est ici la fin du plus beau rêve de ta vie: celle que tu aimes avec tout ce qu’il y a dans ton âme de forces d’amour ignore ton existence et ton cœur, puisqu’elle te demande si tu l’aimes!…

Le visage de la duchesse de Runes prit cette expression de douce gravité qui va si bien aux très jolies femmes, et, se levant, elle tendit sa main à don Juan qui la saisit avec transport.

– Seigneur Juan Tenorio, dit-elle, laissez-moi vous dire que vous avez fait mieux que d’éviter une écorchure à mes mains. Au vrai, vous m’avez sauvé la vie, et pour cela, bravement et bellement risqué la vôtre. Adélaïde de Runes cherchera et, je l’espère, trouvera l’occasion de vous prouver la sincère gratitude dont son cœur est pénétré. Ah! monsieur, je frémis à la seule pensée de l’affreuse douleur que la nouvelle de ma mort eût apporté à mon bien-aimé duc, et je vous bénis de lui avoir épargné un chagrin qui l’eût tué lui-même…

Et dans le même moment, l’inévitable réaction venant à se produire, la charmante jeune femme éclata en sanglots. Don Juan demeura interdit. Quoi! La duchesse de Runes aimait donc son duc au point de ne voir dans sa propre mort que la douleur dont eût été frappé le cher mari! Don Juan se vit tout petit. Il se jugea humilié. Il éprouva la plus furieuse jalousie contre cet homme aimé d’un tel amour par une femme qu’il aimait, lui, depuis dix minutes! Il vit la duchesse lever les yeux vers un beau portrait qui, par une coquetterie d’amour exclusif, se trouvait la seule œuvre d’art dont fût ornée cette chambre. Et, dans un costume de cour qui lui seyait à merveille, pourpoint de satin, court manteau de velours, toque à plume blanche, c’était le souriant portrait d’un gentilhomme jeune et beau, avec une physionomie de mâle franchise et d’humaine bonté, des yeux lumineux d’intelligence, le digne époux de cette adorable Adélaïde de Runes qui pleurait doucement en le contemplant. Elle se tourna vers don Juan alors, et continua: