Il résulta de là que, s’étant montré avec quinze habits différents, et pouvant passer pour posséder une écurie de quinze chevaux, don Juan, au bout de l’aventure, se trouva possesseur d’un unique cheval et du costume qu’il portait sur lui.
Il n’en fut pas moins établi aux yeux de M. et Mme Grégoire que Juan Tenorio était un seigneur d’une fabuleuse richesse. Plus que jamais, les hôtes de la Devinière furent persuadés qu’ils pouvaient à un tel personnage, ouvrir un crédit sans limites.
Quant aux deux laquais, don Juan les avait loués pour un mois, laps de temps qu’il avait jugé très suffisant et largement compté pour arriver à la conclusion naturelle et fatale de l’aventure, c’est-à-dire, d’après lui, à la chute de la pauvre duchesse.
Malgré cette espèce d’ordre qu’il mettait à son désordre, et cette astucieuse lésinerie qu’il mettait à sa prodigalité, don Juan n’en avait eu pas moins besoin d’une importante somme d’argent initiale pour entreprendre sa guerre amoureuse. Ce fut très simplement qu’il résolut ce problème:
Le jour même où il sauva la duchesse de Runes, entre l’incident que nous avons conté et le dîner auquel il fut convié, il s’en alla, tout affairé, trouver le comte de Loraydan auquel il tint à peu près ce langage:
– Cher ami, vous souhaitez, pour le moins avec autant d’ardeur que moi-même, que l’enlèvement de Léonor d’Ulloa se fasse en toute célérité. Or, une telle entreprise ne va pas sans quelque dépense à laquelle je ne puis faire face, ayant oublié mon escarcelle à Séville. Si donc, d’une part, vous tenez, comme vous me l’avez dit, à ce que je vous débarrasse promptement de la fille du Commandeur, et si, d’autre part, ainsi que vous me l’avez également affirmé, votre bourse est à ma disposition, prêtez-moi sur l’heure les quelque vingt mille livres nécessaires à notre commun bonheur.
Loraydan, excellent calculateur, trouva peut-être la somme un peu forte, mais il n’en laissa rien paraître et s’exécuta de bonne grâce et «sur l’heure», comme disait Tenorio.
Nous arrivons au quinzième jour.
La bizarre jalousie que don Juan, dès la première minute, avait éprouvée contre le duc de Runes était devenue une de ces bienheureuses haines d’autant plus tenaces et violentes qu’elles sont sans motif. Tenorio était jaloux de Runes. Jaloux? Mais pourquoi diable? Adélaïde était-elle sa femme, à lui, don Juan? Lui avait-elle fait don de son amour, et Runes intervenait-il comme un importun larron qui, pour une satisfaction passionnelle, s’en vient troubler le bonheur d’autrui?
Don Juan n’était pas très éloigné de le croire, ou, du moins, de le prétendre.
Le plus consciencieusement du monde, donc, il haïssait ce pauvre duc de Runes qu’il n’avait jamais vu. Runes était aimé d’Adélaïde: cela suffisait.
Pendant ces quinze jours, sa passion s’exaspéra, il en vint à aimer sincèrement Adélaïde, il en vint à se dire qu’il ne pouvait vivre sans elle… Le quinzième jour, au matin, il reçut à la Devinière la visite du comte de Loraydan qui lui dit en substance:
– L’heure de tenir votre parole est venue. Voyant que vous aviez d’autres soucis en tête, j’ai moi-même tout préparé pour le départ de Léonor d’Ulloa. Des hommes, un carrosse: tout est prêt. Demain soir, vers onze heures, le moment sera propice. À vous d’agir. Au cas où vous resteriez inactif, mon cher seigneur, je croirais que vous vous êtes moqué de moi, et de Léonor, et du Commandeur, et du roi, de tous, c’est trop!
– Trop! Beaucoup trop! s’écria don Juan. Mais trop n’est pas encore assez. Si mon pauvre Corentin était là, il vous dirait que j’ai accoutumé de me moquer de Dieu et du diable et de moi-même. Pourtant nul ne pourra dire que Juan Tenorio se soit moqué de sa propre parole d’honneur. Soyez tranquille. Votre colère, et celle de votre roi, et celle de tous les sbires de Paris, je m’en moque, cher seigneur. Mais parce que je vous l’ai promis, le départ de Léonor se fera demain, à l’heure que vous dites.
Et demeuré seuclass="underline"
– Par le Dieu vivant, comment ai-je pu oublier que j’aime Léonor? Ah! Léonor cruelle, il est bien vrai que mon cœur… Oui, mais j’aime Adélaïde. Si j’en crois ce digne comte, demain, je dois quitter Paris. Je n’ai donc plus que cette journée pour venir à bout d’Adélaïde. Eh bien, soit: ce soir, tout sera fini.
Le soir venu, il se rendit à l’hôtel de Runes, où il était attendu à la table de la duchesse.
XXXIX CONCLUSION DE L’AVENTURE DE LA DUCHESSE ET DE LA RIBAUDE
Ce soir-là, donc, nous retrouvons don Juan, après le souper, dans une jolie salle de l’hôtel de Runes, sorte de boudoir aimé de la duchesse. Et c’était l’heure où il devait prendre congé, sous peine de s’entendre dire par la duchesse elle-même qu’il était temps pour lui de se retirer… la chose lui était arrivée une fois déjà.
En cette soirée qui devait être la dernière et au cours de laquelle don Juan s’était juré de triompher, Adélaïde se montra pour son hôte ce qu’elle n’avait cessé d’être depuis le premier instant: affectueuse et reconnaissante, charmante pour la délicatesse et l’empressement des attentions, mais don Juan put se convaincre que jamais il n’entrerait dans son cœur pour y trouver autre chose qu’une fraternelle amitié. Le plus sévère moraliste n’eût rien pu reprocher à Adélaïde, sinon, peut-être, de s’être un peu divertie aux flamboyantes déclarations de don Juan et de les avoir écoutées avec un enjouement qui semblait exclure la sévérité. Tenorio était trop expert pour s’y tromper; il savait à n’en pas douter que l’amour de la duchesse pour son mari était inébranlable. Mais il était ainsi fait que même convaincu de l’inanité de sa tentative, même dans cette minute où il se leva pour prendre congé et où tout semblait fini, il gardait encore une foi robuste en son étoile, et il s’affirmait qu’il était tout près de la victoire.
La duchesse était debout, devant lui, un peu émue d’avoir à dire adieu pour toujours à ce charmant compagnon qui l’avait sauvée d’une mort à peu près certaine, qui, à part sa lubie amoureuse, s’était montré spirituel et brillant causeur, généreux en ses attitudes de pensée, raffiné gentilhomme en ses façons, fort délicat en ses discours, en somme un parfait cavalier.
Don juan vit très bien cette émotion, et se ramassa pour l’effort suprême. Et lui-même éprouva ce choc d’amour réel qui, parfois, ébranlait sa sentimentalité, ce ne fut pas l’élan d’une passion, ce fut une véritable expansion d’amour capable d’aller jusqu’au dévouement…
– Ainsi, vous partez? disait la duchesse. Ne pouvez-vous attendre deux jours? M. de Runes sera assurément de retour; ce serait un vrai bonheur pour lui de vous témoigner sa reconnaissance.
– Je pars demain, madame, dit don Juan d’une voix altérée. C’est ici mon dernier adieu.
– Oh! le dernier… vous reviendrez à Paris…
– Non, madame, l’importante affaire qui m’appelle en Espagne m’y retiendra sans doute plusieurs années… et puis… et puis… ah! laissez-moi vous le dire… je hais ce Paris où je vous ai aimée pour mon malheur. Si je meurs bientôt, tant mieux. Mais s’il faut que je vive, jamais je ne reverrai les lieux où j’ai tant souffert.