— Deux.
— Touriste ou first ?
— Touriste, fit Goldman après une légère hésitation. La magnificence a des limites.
L’employée de la S.A.S. manœuvra rapidement les touches de son tableau de réservation électronique qui la reliait à un ordinateur central. En dix secondes elle eut la réponse :
— Navrée, annonça-t-elle, le vol de 20 heures est complet, touriste et première.
Elle continua à jouer avec ses touches.
— Je peux vous avoir deux places sur le vol suivant, SK 904, mais vous n’aurez pas de correspondance à Copenhague pour Vienne. Serge Goldman sentit de grosses larmes lui monter aux yeux. C’était trop injuste. Personne ne le croirait. Quelles catastrophes ce retard allait-il déclencher ?
Il s’accrocha au comptoir comme un naufragé :
— Mademoiselle, il faut absolument que je parte sur le vol de 20 heures. Même une seule place, ajouta-t-il avec un soupir.
Elle secoua la tête :
— Impossible, sauf si quelqu’un se décommande. Je vais vous établir des billets en request et vous attendrez là. Vous avez quand même une chance de partir.
Serge Goldman passa la demi-heure la plus longue de sa vie. Il lui semblait que le monde entier s’était donné rendez-vous dans le hall de Scandinavian Airline System. Il haïssait tous ces gens qui partaient, prenant ces places dont il avait tant besoin. Enfoncée dans une confortable banquette, Marisa rêvait, l’œil bovin et les jambes haut croisées. Enfin, la jeune fille lui fit signe.
— Vous avez de la chance. Trois personnes ne se sont pas présentées. Voici vos cartes d’embarquement. Vos places pour Vienne sont également OK. En arrivant à Copenhague, adressez-vous au transit de la S.A.S. Bon voyage.
En sueur, Goldman se précipita dans le couloir d’embarquement. Marisa d’une main et le porte-documents noir de l’autre. Le grand DC 8 bleu et argent était garé tout près du bâtiment. La fraîcheur qui régnait à l’intérieur de la cabine fit retrouver son calme à Goldman. Une autre grande blonde le guida à sa place, à l’avant de la classe touriste et le débarrassa de son manteau et du vison de Marisa. Il garda sur ses genoux le porte-documents noir. Il commençait enfin à se détendre. Quand la skyline de New York défila sous les ailes, il était presque heureux. Du coup, sa main retrouva le chemin des jambes de Marisa.
Un peu plus tard, on passa une table roulante avec les apéritifs. La blonde qui avait placé le producteur proposa :
— Whisky, vodka, Champagne, Martini, aquavit.
Il commanda deux whiskies. Marisa lappa le sien d’une traite. Les émotions l’assoiffaient. Sans même attendre le dîner elle s’assoupit. Serge Goldman, bercé par le ronronnement des quatre réacteurs, réfléchissait. A 960 à l’heure, il filait vers l’inconnu. Il soupesa le porte-documents. Il était très léger. Une bande de plastic rouge entourait la fermeture, collant une clef dont on voyait le dessin. Et si tout était un piège pour l’éprouver. Il était peut-être vide…
— Pardon.
L’hôtesse troubla sa rêverie, déposant devant lui un plateau de smorgasbrod, sorte de hors-d’œuvre scandinaves, avec des harengs sucrés, du saumon fumé et du caviar. Avec cela il avait droit à une viande en sauce dont l’odeur le réconcilia avec la vie. Pourtant une question le travaillait. Devait-il ouvrir ce fichu porte-documents ou non ?
Il n’y avait pas encore répondu quand l’hôtesse blonde retira son plateau et lui tendit un masque de tissu noir en forme de lunettes dont les branches seraient remplacées par des élastiques.
— Bonne nuit.
Il ne le fit pas dire deux fois, remettant au réveil sa décision. Il ne savait pas encore à quel point elle serait importante. Au-dessus des nuages, dans un calme parfait, le gros quadrimoteur de la S.A.S. berçait Serge Goldman qui ne vit même pas le soleil se lever.
4
On grelottait dans l’aéroport de Schwechat. Les rafales faisaient vibrer les glaces du hall d’arrivée. Une employée de Hertz arriva du parking, emmitouflée dans de hautes bottes de cuir noir et une peau de mouton Le froid lui faisait faire une grimace qui enlaidissait son joli visage. En courant, elle regagna son box.
Au restaurant du premier, dont les fenêtres donnaient sur les pistes, Malko regarda sa montre : 3 h 40.
— Il ne se posera jamais avec un temps pareil, remarqua-t-il. Une pointe de soulagement dans sa voix. Krisantem, sinistre, buvait une orangeade. Il approuva :
— S’il avait pu tomber en route…
A la fois distant et réservé, Elko Krisantem incarnait parfaitement l’intendant de propriété tel qu’on le conçoit encore dans l’Autriche traditionnaliste. On l’imaginait très bien veillant au moindre détail du confort de son maître. Et nul n’était obligé de savoir que la légère bosse sur son estomac provenait d’un vieux parabellum espagnol assez déglingué mais encore parfaitement apte à envoyer au cimetière. Pas plus qu’on ne pouvait deviner la double personnalité de Malko, élégant jusqu’au bout des ongles. Officiellement, il était toujours Autrichien. Mais il avait également un passeport américain authentique. Grâce à une loi de 1949, la C.I.A. avait le droit de faire entrer aux U.S.A. cent personnes chaque année, en dehors de tout quota, et dans le secret le plus absolu.
Pour l’instant, Malko chauffait doucement un verre de vodka « Stolitchnaïa » qu’il avait déjà fait renouveler deux fois, les yeux dans le vague.
Une toux discrète de Krisantem interrompit le cours de ses pensées.
— J’avais fait préparer un chevreuil pour la comtesse Alexandra, dit-il. J’espère que nous aurons fini à temps…
Malko avala sa vodka, énervé.
— Alexandra attendra.
C’était une réminiscence qui lui agaçait les dents comme un fruit vert. La veille, ils avaient encore passé la soirée ensemble. Et cela s’était terminé comme d’habitude. Après le dîner, ils s’étaient retirés dans la bibliothèque où Krisantem avait allumé un grand feu de bois. Devant il y avait une couverture de fourrure immense et mœlleuse. Alexandra s’était étirée dessus comme une chatte, plissant malicieusement ses yeux verts un peu bridés.
Malko l’avait prise dans ses bras et elle s’était lovée contre lui. Passant la main dans ses cheveux, il avait défait le lourd chignon et elle l’avait aidé d’une secousse de la tête. Les torsades blondes descendaient presque jusqu’à sa taille.
Alexandra s’étendit sur le dos et laissa Malko la caresser. Quand il glissa la main dans son dos pour défaire son soutien-gorge, elle l’avait encore aidé en se cambrant légèrement.
Elle avait des seins magnifiques, lourds et épanouis, qui contrastaient avec l’expression hautaine de sa bouche et ses hanches étroites. C’est elle qui avait fait glisser son pull par-dessus sa tête. Puis elle avait furieusement mordu la bouche de Malko et s’était collée à lui. On n’entendait plus que le craquement du feu et leurs souffles. Mais quand la main de Malko toucha la boucle de sa ceinture, elle s’écarta de lui, et il rencontra son regard moqueur. Ça recommençait. Malko connaissait Alexandra depuis longtemps. Ses parents ayant été tués pendant la guerre, elle dirigeait un domaine agricole non loin de son château. Depuis le début de ses vacances, il l’avait beaucoup vue. Presque tous les soirs, ils étaient ensemble, soit à Vienne, soit au château. Mais jamais Alexandra n’avait consenti à retirer son éternel jodpur ni ses bottes. Pourtant la violence de ses baisers n’était pas feinte et il savait qu’elle n’était pas vierge. Simplement, elle ne voulait pas.
— Dans une semaine ou deux, tu repartiras, lui avait-elle avoué un soir. Je n’aime pas que l’on s’amuse avec moi.
Comme Malko n’était plus à l’âge où on embrasse les filles de force, il s’inclinait. La veille encore il avait raccompagné Alexandra après des heures de flirt épuisant pour les nerfs. Mais il s’était juré que c’était la dernière fois. Quitte à perdre sa réputation de gentleman, Alexandra cesserait de le narguer.