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Il avait une vingtaine d’années de plus que moi, c’est vrai. Mais il est plus facile de jouer plus vieux que plus jeune. Et dans tous les cas, l’âge dramatique, si j’ose m’exprimer de la sorte, n’est qu’une attitude intérieure. Elle n’a rien à voir avec la marche assurée du temps biologique.

Après vingt minutes, j’aurais pu le représenter sur les planches ou lire un discours à sa place. Mais mon rôle, cette fois-ci, de la manière dont je le concevais, n’était pas une interprétation pure et simple. Dak avait fait allusion à des personnes qui l’avaient connu, intimement même, et sur qui il faudrait faire illusion. C’est étonnamment plus difficile dans ces circonstances. Prend-il du sucre dans son café ? et combien de morceaux ? Et de quelle main tient-il sa cigarette ? Le simulacre-là, devant moi, me prouvait que, pendant des années, il avait employé des allumettes et fumé la vieille sorte de cigarettes, avant de céder devant la marche irrésistible du « Progrès ».

Pis encore ! Si l’homme se contentait d’être complexe. Mais pas du tout, il l’est d’une manière différente pour toutes les personnes qu’il connaît, qui le connaissent. Ce qui signifie que, pour qu’» une imitation-interprétation » soit réussie, elle doit se modifier pour chacun des « publics » considérés. La chose n’est pas seulement difficultueuse, elle est statistiquement impossible.

De si petites choses suffisent à tout compromettre. Quels souvenirs le modèle avait-il de commun avec Pierre Dupont ou Henri Durand ? Allez vous renseigner là-dessus !

L’art du comédien, en soi, comme tous les arts, consiste à abstraire, à ne retenir que certains détails. En matière d’imitation, au contraire, n’importe quel détail peut être d’une importance décisive. Tôt ou tard, une bêtise, comme de ne pas broyer entre ses molaires une branche de céleri, pouvait éventer la mèche.

Je me rappelais à ce moment, avec une conviction renfrognée, que ma petite représentation ne devrait rester convaincante que le temps pour un tireur d’élite de me placer un pruneau dans la peau.

Je n’en travaillais pas moins sur le motif (car quoi faire d’autre ?) quand la porte s’ouvrit. J’entendis Dak en personne crier :

— Y’a personne ?

Les images à trois dimensions disparurent, et la lumière brilla de nouveau. Et je sortis de mon rêve. La jeune personne nommée Penny luttait pour soulever la tête, mais Dak se tenait debout sur le pas de la porte.

— Comment réussissez-vous à rester sur vos pieds ? demandai-je émerveillé.

Il sourit :

— Ce n’est rien du tout. Je porte des cambrures renforcées et je me lave les pieds aux Saltrates Rodel.

— Et ça suffit ?

— Oh ! tu sais, si tu veux, tu peux te tenir debout aussi. Si nous décourageons les passagers de se tenir sur leurs pieds à partir d’un G et demi, c’est qu’il y a trop de risques pour qu’un idiot quelconque fasse le malin et qu’il se casse la jambe. Remarque que j’ai vu, de mes yeux vu, un gars vraiment costaud, du genre monteur de fonte, sortir du pressoir, un beau jour, et avancer avec une accélération de cinq G. Mais on n’a plus jamais pu en faire quelque chose par la suite. Mais avec deux G seulement, ça peut encore aller. C’est comme si l’on portait un camarade sur le dos, pas plus… Alors, Penny, tu lui as donné la bonne parole ?

— Il ne m’a encore rien demandé.

— Alors, comme ça, Lorenzo, tu ne lui as encore posé aucune question, toi, l’homme qui voulait avoir réponse à tout, comment ça se fait ?

— A quoi bon ? dis-je : puisqu’il est évident que je ne vivrai pas assez vieux pour que cela ait de l’importance ?

— Qu’est-ce qui ne va pas, ma vieille ?

— Capitaine Broadbent, commençai-je non sans amertume, la présence d’une dame parmi nous me retient de m’exprimer franchement sur le compte de vos ancêtres, de vos habitudes personnelles, de votre morale et du sort qui vous attend dans ce monde ou l’autre. Admettons que j’aie su à quoi m’en tenir sur la manière dont vous m’aviez forcé la main et sur l’entreprise dans laquelle vous m’aviez embarqué aussitôt que je me suis aperçu de l’identité du modèle que vous me proposez. Une seule question suffira : qui est sur le point d’assassiner Bonforte ? Même un pigeon d’argile a le droit de savoir qui va lui tirer dessus.

Pour la première fois, je vis Dak surpris. Un instant. Puis il rit tellement que l’accélération parut soudain le vaincre, qu’il glissa sur le dos et dut s’appuyer à la cloison, sans cesser de rire aux éclats.

— Je ne vois rien de drôle là-dedans, lui dis-je, furieux.

Il s’arrêta de rire pour s’essuyer les yeux :

— Mon vieux Lory, demanda Broadbent : est-ce que tu as vraiment cru que je voulais te faire jouer les pipes en terre ?

— Mais enfin, c’est l’évidence même.

Et je lui expliquai mes déductions au sujet des attentats dont Bonforte avait été victime.

Il eut le bon goût de ne pas recommencer à rire.

— Bien sûr. Vous avez cru qu’il s’agissait d’un emploi analogue à celui des échansons du Moyen Age chargés de goûter pour le roi, leur maître ? Il va falloir tâcher de vous faire sortir cela de la tête. Je ne crois pas que cela améliore votre interprétation de croire que vous risquez à chaque instant d’être brûlé sur place. Ecoutez, cela fait six ans que je suis avec le Chef. Au cours de tout ce temps, je sais qu’il n’a jamais eu de double… Ce qui n’empêche qu’à deux occasions différentes, je me suis trouvé présent et témoin d’attentats dirigés contre lui. Une des deux fois j’ai tiré sur celui qui l’attaquait. Penny, vous qui avez été avec le Chef depuis plus longtemps que moi, répondez : est-ce qu’il a jamais employé quelqu’un pour lui servir de double ?

Penny me dévisagea avec froideur :

— Jamais, répondit-elle : l’idée même du Chef laissant quelqu’un s’exposer à sa place est… Je veux dire que je devrais vous donner une paire de gifles. Oui, c’est bien ce que je devrais faire.

— Du calme, Penny, dit Dak à mi-voix : l’un et l’autre vous avez une mission à accomplir dans son intérêt. Et d’ailleurs, l’hypothèse de Lorenzo, vue de l’extérieur, n’est pas stupide du tout. A propos, Lorenzo, osé-je vous présenter Pénélope Russel, secrétaire personnelle du Chef, ce qui fait d’elle votre cornac numéro Un.

— Enchanté, mademoiselle.

— J’aimerais pouvoir en dire autant, monsieur.

— Suffit comme ça, Penny, ou alors je me verrai dans l’obligation de taper sur votre joli petit derrière potelé. Quant à vous, Lorenzo, je dois concéder qu’à deux G, le doublage de John Joseph Bonforte est quand même moins inoffensif que de se promener dans une petite voiture. D’autant que vous savez comme moi qu’il y a eu différentes tentatives de faites en vue d’interrompre sa police d’assurance sur la vie. Mais, pour l’instant, ce n’est pas ce qui nous fait peur. Pour des raisons politiques que vous comprendrez plus tard, les petits gars d’en face n’oseront pas tuer le Chef, pour l’instant. Ni vous, en train de le doubler. Il est certain qu’ils ne reculeraient devant rien et qu’ils me supprimeraient ou qu’ils supprimeraient Penny s’ils y trouvaient le moindre avantage. S’ils pouvaient s’emparer de vous en ce moment, ils n’hésiteraient pas non plus. Mais une fois que vous aurez fait votre apparition en public sous les apparences du Chef, les circonstances ne leur permettront plus de vous supprimer… Vous comprenez ?