— Je ne vous suis pas du tout.
— Non. Mais vous comprendrez. C’est une affaire qui n’est pas toute simple, et qui comprend notamment les façons qu’ont les Martiens de comprendre les choses. Faites-moi confiance. Vous serez au courant de tout avant d’arriver là-bas.
Cela ne me plaisait toujours pas. Jusqu’ici, Dak ne m’avait dit aucun mensonge patent, mais il lui était arrivé, en revanche, de mentir par omission, comme j’avais pu m’en rendre compte à mon détriment.
— Je n’ai aucune, raison de vous croire, Dak Broadbent, ni de croire cette jeune dame, si vous voulez bien me pardonner, mademoiselle. Si je n’ai pas de sympathie pour M. Bonforte, il jouit de la réputation d’être désagréablement, et même agressivement, honnête. Quand pourrai-je lui parler ? dès notre arrivée dans Mars, non ?
Le visage laid mais cordial de Dak, soudain, fut ombré de tristesse :
— Je crains que non, dit-il : Penny ne vous a pas mis au courant ?
— Mis au courant de quoi ?
— Eh bien, voilà, mon vieux. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de le doubler : on l’a kidnappé.
J’avais la tête cassée. L’accélération, oui, sans doute, mais aussi trop de chocs à la fois ou, si l’on préfère, en peu de temps.
Dak poursuivait :
— Maintenant, tu es au courant. Tu sais pourquoi Jock Dubois ne voulait pas te faire confiance, jusqu’au moment de l’atterrissage. C’est la nouvelle la plus sensationnelle depuis le premier débarquement dans la Lune. Mais nous l’avons tuée à la naissance. Et maintenant, nous faisons de notre mieux pour que personne n’en sache jamais rien. Nous espérons pouvoir nous servir de toi pour le remplacer jusqu’au moment de son retour. En fait, vieux frère, tu as déjà commencé à jouer ton rôle. Oui ! Cet appareil n’est pas vraiment le Roi des Cloches. Nous nous trouvons réellement à bord du Tom-Paine, qui est le yacht privé du Chef. Son yacht privé en même temps que son bureau volant. Le véritable Roi des Cloches pendant ce temps-là parcourt une orbite de garage. Son transpondeur donne le signal particulier de cet appareil-ci. Mais le capitaine est seul au courant. Toujours pendant ce temps-là, le Tom se retrousse les manches pour ramener de Terre un double du Chef. Est-ce que tu commences à voir ?
— Oui, lui répondis-je (en vérité je ne « voyais » rien du tout) ; mais dites-moi donc, capitaine, si les adversaires politiques de Bonforte se sont emparé de ce dernier, s’ils l’ont enlevé, pourquoi en faire un secret ? Je supposais plutôt que vous alliez le crier sur les toits.
— Bien sûr, si nous étions sur terre. Si nous nous trouvions à New Batavia, d’accord. Si nous étions sur Vénus, c’est ce que nous ferions aussi. Mais il s’agit de Mars et ça change tout… Est-ce que tu connais la Légende de Kkkahgral le Cadet ?
— Je crains bien que non !
— Il faut lire ça. Ça te fera mieux saisir les réactions d’un Martien. En résumé, le jeune Kkkah devait, il y a de ça des mille et des cents ans, apparaître publiquement en un endroit donné et à une certaine heure. Pour recevoir un honneur à lui conféré, quelque chose comme être armé chevalier. Pour une raison indépendante de sa volonté (selon notre façon d’envisager les choses), Kkkah ne put se trouver présent au rendez-vous. Il fallait évidemment exécuter Kkkah. Du moins si l’on en juge selon les normes admises chez les Martiens. Compte tenu de sa jeunesse et de ses exploits antérieurs, il y eut quelques libéraux pour proposer de tout recommencer. Mais Kkkahgral, lui, ne voulut rien entendre. Il réclama son droit de soutenir lui-même l’accusation, l’obtint, et se fit exécuter. En conséquence de quoi, on a fait de lui l’incarnation même et le saint patron des bonnes manières martiennes.
— Mais c’est de la folie pure !
— Vraiment ?… Nous ne sommes pas des Martiens. C’est une très vieille race. Ils ont mis au point un système de doit et avoir, de droits et d’obligations qui prévoit toutes les situations possibles. On conçoit à peine l’existence d’un plus grand formalisme. Comparés à eux, les anciens Japonais, avec leur giri et leur gimu, étaient de véritables anarchistes. Le Bien et le Mal n’existent pas pour les Martiens. Ils les remplacent par le « convenable » et le « non-convenable », par des « convenances » bien délimitées et cimentées avec tout ce qu’il faut de pesanteur, si j’ose m’exprimer ainsi. Et cela nous ramène à notre problème personnel : le Chef était à la veille d’être adopte par le Nid de Kkkahgral le Cadet, en personne. Juge un peu du bouillon !
Eh bien, non ! je refusais de comprendre. Pour moi, ce Kkkah restait un personnage du Grand-Guignol.
Broadbent poursuivait :
— Oh ! c’est tout simple ! Le chef est probablement le meilleur connaisseur des coutumes et de la psychologie martiennes. Depuis des années, il a travaillé pour atteindre le but aujourd’hui en vue. Donc mercredi à midi, heure locale, la cérémonie de l’Adoption doit se dérouler à Lacus Soli. Si le Chef est présent, s’il respecte le cérémonial comme prévu, tout va bien ! Mais s’il n’est pas là… Et peu importe la raison pour laquelle il ne serait pas présent. S’il n’est pas là, son nom sera maudit à jamais sur Mars, d’un pôle à l’autre, dans tous les Nids sans exception. Et la plus grande manœuvre de politique interraciale et interplanétaire qui ait jamais été tentée, se casse la gueule sur le plancher. Et, attention, avec effet rétroactif. D’après moi, il doit se produire, au mieux, au moins ceci : Mars se retirera de l’alliance assez lâche qui existe entre elle et l’Empire. Mais il est beaucoup plus probable qu’on passe aux représailles, qu’on tue des Hommes… peut-être même tous les humains résidant sur Mars. Ce qui aurait pour résultat de donner le pouvoir aux extrémistes du Parti de l’Humanité. Et l’Empire annexe Mars par la force. Mais seulement après la mort du dernier Martien. Et pour déclencher tout cela, il suffit que Bonforte ne soit pas présent à cette cérémonie d’Adoption… Car les Martiens prennent ce genre de chose terriblement au sérieux…
Et Dak disparut aussi soudainement qu’il était apparu. Pénélope Russel avait déjà rallumé le projecteur d’images. Je me rendais compte avec irritation que j’avais oublié de demander à Broadbent ce qui empêcherait nos ennemis de me tuer purement et simplement, puisque, pour chambarder tout le fourbi, il suffisait d’empêcher Bonforte, lui-même ou son double, d’aller assister à une cérémonie barbare dans Mars. J’avais oublié de poser la question… peut-être parce que subconsciemment je craignais d’entendre la réponse qu’on m’aurait donnée.
De nouveau, j’étudiais Bonforte. J’observais ses mouvements et ses attitudes, je « sentais » ses expressions, j’essayais ses inflexions de voix, tout en flottant dans cette songerie détachée mais animée en même temps, propre à l’effort artistique. Je « portais déjà sa tête ».
Puis tout à coup, la panique… l’écran montrait Bonforte entouré par des Martiens, touché par les pseudopodes de ceux-ci. J’étais à un tel point plongé dans ce que je voyais que je ressentais vraiment le contact de ces pseudopodes, et l’odeur était intolérable ! Je produisis un petit bruit étranglé et j’étendis les mains en avant :
— Arrêtez-moi ça !
L’écran disparut. Mlle Russel me regardait :