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La langue martienne, en revanche, me causait le plus grand souci. Je savais assez de martien, de vénusien et de jupitérien Extérieur, pour faire illusion sur la scène ou devant la caméra. Mais ces consonnes roulées ou battues, vraiment ne sont pas faciles à prononcer. Les cordes vocales de l’homme ne sont pas aussi agiles que les tympans des Martiens, du moins je le pense, et, d’autre part, la transcription, en alphabet romain, de ces noms n’en donne qu’une idée lointaine. Par exemple les « Kkk » ou les « jjj » ou les « rrr » n’ont pas plus à voir avec les sons qu’ils sont censés représenter que le g dans « gnou » ne correspond au clic aspiré que prononce le Bantou.

Heureusement, Bonforte n’était pas doué pour les langues. Et moi, d’autre part, je suis un professionnel. J’ai des oreilles qui entendent vraiment. Je peux imiter tout ce qui fait un bruit. Depuis la scie circulaire qui accroche un clou dans une bûche, jusqu’à la poule en train de couver et qu’on dérange. Il me fallait donc apprendre le peu de martien que Bonforte parlait, et apprendre à le parler aussi mal que lui. Il avait travaillé dur pour surmonter son manque de talent. Et tous les mots et toutes les phrases de martien qu’il avait appris étaient enregistrés de manière à lui permettre de se corriger.

Donc, j’étudiais ses erreurs, en m’aidant de la stéréo installée dans le bureau. Et Penny était à côté de moi, qui choisissait les bobines, et répondait à mes questions.

Il est heureux que, dans le vaste domaine des langues, le martien soit analogue aux langues humaines. On sait que le « martien de base », qui est la langue du commerce, se caractérise par une syntaxe « positionnelle » et ne comporte que des idées simples comme dans le salut : « Je vous vois », par exemple. Le « haut martien », en revanche, est polysynthétique et fortement stylisé, riche en expressions qui correspondent à chacune des innombrables nuances du système si complexe des obligations et des interdictions, des sanctions et récompenses. Tellement que Bonforte avait été quasiment débordé. Penny me disait qu’il savait lire ces points rangés en régiments qui servent d’écriture à nos lointains voisins, assez facilement, mais pour ce qui est du haut martien parlé, à peine s’il en savait une petite centaine d’expressions.

Avec quel zèle j’étudiais le petit nombre de formes qu’il connaissait !

Malgré quoi, Penny devait se donner plus de mal que moi encore. Dak et elle savaient le martien. Mais, comme Dak était retenu presque continuellement au poste de commandement (on n’avait pas remplacé Jock), c’était à elle qu’incombait la corvée de m’instruire. Arrivés aux quelques derniers millions de kilomètres de notre dernière étape, nous bénéficions maintenant d’une accélération d’un G. Dak ne descendait pas. Et moi je faisais de mon mieux pour me mettre dans la tête le rituel, que je devais connaître, de la cérémonie d’Adoption. Avec l’aide de Penny.

Je venais de réciter le petit discours où j’exprimais mon acceptation et mon adhésion au Nid de Kkkah (discours d’initiation assez comparable dans son esprit à celui que prononce un jeune Juif, orthodoxe au moment où il atteint l’âge viril, mais fixé, invariable comme le monologue fameux de Hamlet…) ; je l’avais lu, ce discours, sans oublier une seule des fautes de prononciation de Bonforte, en y mettant tous les tics faciaux du modèle. Une fois terminé, je demandai à ma collaboratrice :

— Alors, comment c’était ?

— Vraiment très bien, m’avait répondu Penny.

— Merci, Petite-Tête-Frisée ! répondis-je. (J’avais chipé cette façon de l’appeler dans les archives sonores de Bonforte. C’était ainsi que Bonforte lui parlait quand il était de bonne humeur. Et c’était tout à fait dans le ton et en situation.)

— Je vous en prie, ne m’appelez pas ainsi.

Stupéfait, je la regardai, puis lui répondis, toujours « en situation » et tout à fait « dans le caractère ».

— Voyons, Penny-mon-chou…

— Et ne m’appelez pas comme ça non plus ! espèce d’imposteur, truqueur ! cabot !

Elle avait bondi sur ses pieds et couru aussi loin que les pas pouvaient la porter, c’est-à-dire jusqu’à la porte de la cabine, et là, me tournant le dos, les mains sur les yeux, les épaules secouées, elle sanglotait, furieuse.

Au prix d’un terrible effort sur moi-même, je m’évadai du personnage que j’incarnais, je laissai reparaître mes propres traits sur mon visage, rentrai le ventre, et répondis de ma vraie voix à moi :

— Miss Russel, voyons…

Elle s’arrêta de pleurer, fit volte-face, me jeta un coup d’œil et laissa tomber le menton.

Toujours de ma voix naturelle, j’ajoutai :

— Venez ici. Asseyez-vous.

Je crus qu’elle allait refuser.

Puis elle parut changer d’avis.

Enfin elle revint lentement sur ses pas, consentit à se rasseoir, les mains sur les genoux. Mais elle gardait l’expression de la petite fille qui « en a lourd sur la patate ».

J’attendis. Puis je parlai :

— Eh bien, oui, Miss Russel, je suis un acteur. Est-ce une raison pour que vous m’insultiez ?

Elle avait encore son air entêté :

— En tant qu’acteur, expliquai-je, je suis ici pour faire mon travail d’acteur. Vous savez pourquoi. Vous savez, comme moi, qu’on m’a forcé la main. Ce n’est pas un rôle que j’aurais pris les yeux ouverts, même dans un moment d’exaltation. Je déteste faire ce que je fais beaucoup plus que vous détestez me voir le faire. Malgré les assurances cordiales du capitaine Broadbent, je ne suis pas du tout sûr que je m’en tirerai sain et sauf. Et je tiens à ma peau. Je n’en ai pas de rechange… Je crois également que je sais pourquoi vous trouvez si difficile d’avoir à m’accepter. Mais ce n’est pas une raison pour compliquer encore la tâche, alors qu’il n’y a pas moyen de s’y dérober.

— Mmmmmmmmmmm…, fit-elle.

— Exprimez-vous plus clairement, lui dis-je.

— C’est malhonnête et c’est indécent ! dit-elle.

Je soupirai :

— Oui ! Vous avez raison. Certainement. Plus encore, c’est une tâche impossible ! Oui ! impossible si je ne dispose pas de l’appui inconditionnel de toute l’équipe. Si bien qu’il ne nous reste plus qu’une chose à faire, une seule, et c’est…

— Quoi ?

— Il ne nous reste plus qu’à appeler le capitaine Dak Broadbent et à le mettre au courant. On arrête tout.

Elle leva la tête, pour dire :

— Impossible, on ne peut pas faire ça. Impossible.

— Et pourquoi ne le ferions-nous pas ? Il vaut beaucoup mieux, je vous assure, tout annuler à présent que de donner notre petite représentation et de faire fiasco. Et je ne peux pas faire mon numéro dans ces conditions. Il faut l’admettre.

— Mais… mais il faut… C’est nécessaire.

— Pourquoi nécessaire, mademoiselle Russel ? Pour des raisons politiques ? La politique ne m’intéresse pas le moins du monde. Et je doute fort qu’elle vous intéresse réellement. Alors pourquoi faire ?

— Parce que… lui…

Elle s’était arrêtée, incapable de poursuivre, interrompue par les sanglots.