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Je me levai. Allai jusqu’à elle. Lui mit la main sur l’épaule :

— Oui ! je sais. Parce que si nous ne le faisons pas, quelque chose qu’il a mis des années à bâtir s’écroulera. Parce qu’il ne peut le faire lui-même et que ses amis en le remplaçant cherchent à faire de telle sorte qu’on ne s’en aperçoive pas. Parce que ses amis ne veulent pas le trahir. Et que vous non plus, vous ne voulez pas le trahir… Mais que, néanmoins, cela vous déchire de voir quelqu’un d’autre que lui occuper la place qui lui appartient de droit. Et, en outre, parce que vous êtes à moitié folle de chagrin et de souci à cause de lui. N’est-ce pas ?

— Oui ! souffla-t-elle.

Je lui pris le menton et lui soulevai le visage :

— Je sais la raison pour laquelle vous me supportez si difficilement, ici, à sa place, jouant son rôle… C’est parce que vous êtes amoureuse de lui. Mais je fais de mon mieux pour lui. De mon mieux. Voyons, petite fille ! est-ce que c’est une raison pour que vous me rendiez mon travail cinq ou six fois plus difficile en me traitant comme si j’étais de la boue sur vos petites chaussures ?

Elle parut ébranlée. Un instant, je crus qu’elle allait me donner une paire de gifles. Puis elle s’effondra :

— Je regrette, je regrette terriblement. Je ne recommencerai pas.

Je lui lâchai le menton et sur un ton allègre :

— Dans ces conditions, on se remet tout de suite au travail.

Mais elle n’entendait rien :

— Est-ce que vous pourrez me pardonner ?

— Mais voyons, Penny, il n’y a rien à pardonner. Vous exagériez parce que vous l’aimez et parce que vous vous faites du mauvais sang pour lui. Allons, au boulot ! Il faut que j’atteigne la perfection. Et c’est maintenant une simple question d’heures.

Et, instantanément, je repris le rôle.

Elle remit l’appareil en marche. Une fois encore, j’étudiai le visage, les manières, la prononciation et les expressions de Bonforte. Puis, je fis couper le son et la stéréo projetant l’image de mon modèle, je doublai les images. Penny me regardait, regardait l’écran. Jusqu’à la fin du film. Alors je repris mon visage à moi :

— Comment c’était ? demandai-je.

— Parfait ! me répondit-elle.

Là, je souris de son sourire à lui :

— Merci, P’tite-Tête-Frisée, lui dis-je.

— Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur Bonforte.

Deux heures plus tard, nous atteignions le lieu du rendez-vous avec le Roi des Cloches.

Dak amena Roger Clifton et Bill Corpsman à ma cabine dès qu’ils furent arrivés à bord. Je les connaissais pour les avoir vus en image. Je me levai et je criai :

— Salut, Rog… Très content de vous voir, Bill !

J’avais la voix cordiale, mais sans y appuyer. Vu leurs habitudes et leur façon de vivre, un rapide voyage sur Terre, aller et retour, cela ne faisait que quelques jours de séparation. Rien de plus. Le Tom-Paine était en ce moment sous faible accélération, le temps de changer d’orbite et de commencer à en décrire une plus serrée que celle du Roi des Cloches.

Clifton m’examina à la dérobée, puis se mit à jouer le jeu, ôta son cigare de sa bouche, me serra la main, et prononça très tranquillement :

— Je suis content que vous soyez de retour, Chef !

Clifton, petit homme chauve, d’un certain âge, faisait avocat d’affaires ou joueur de poker de grande classe.

— Rien de spécial pendant mon absence ? lui demandai-je.

— Non, Chef ! rien de nouveau ! J’ai passé les dossiers à Penny.

— Excellent !

Je tendis la main à Billy Corpsman. Mais il ne la prit pas. Au lieu de me la prendre, il se mit les mains sur les hanches, me dévisagea et poussa un sifflement entre les dents :

— Ex-tra-or-di-naire, s’exclama-t-il. Stupéfiant !… Hallucinant !… Je crois que nous tenons vraiment une chance d’emporter le morceau. (Il me regarda derechef, et recommença :) Allons, tournez-vous, Smythe… Bougez un peu. Que je vous voie marcher.

Il m’agaçait. Je ressentais le même agacement, j’en suis sûr, que Bonforte, devant ces impertinences, et, naturellement, cela se trahissait sur mon visage. Dak tira Corpsman par la manche :

— Suffit comme ça, Bill. Rappelle-toi ce que tu m’as promis.

— Va te faire foutre, ami, répondit Corpsman : est-ce que nous nous trouvons dans une pièce insonorisée, oui ?… D’ailleurs, je voulais seulement me rendre compte s’il était à la hauteur. Dites donc, Smythe, comment va votre martien. Vous le dégoisez un peu maintenant, non ?

Je répondis d’un seul mot de haut martien, un mot synthétique qui fait phrase et qui fait balle, et qui, en gros, signifie : « Les bonnes manières exigeraient sans doute que l’un de nous s’écartât à présent. » (Mais qui signifie, en fait, bien plus et mieux, de telle sorte que, quand on l’a lancé en défi, cela se termine en général par une ouverture de succession dans l’un ou l’autre Nid.)

Mais je suppose que Corpsman ne me comprit pas. Car il se contenta de cligner des yeux et de dire :

— Rien à dire Smythe, là… je m’incline. Vous nous avez jusqu’au trognon.

Mais Dak avait compris. Il prit Corpsman par le bras et il se fit insistant :

— Bill, je te répète que ça suffit comme ça. Tu es à mon bord, et c’est moi qui commande. Donc la consigne : on joue pour de vrai, à partir de maintenant. Plus de blague.

Et Clifton vint à l’appui :

— Et garde-le à l’œil, Bill. Il faut respecter la consigne. Rigoureusement. Ou alors, on risque le grabuge.:

Corpsman, accablé, haussa des épaules :

— Bon… ça va… d’accord ! Si on ne peut même plus vérifier maintenant. Après tout, c’est une idée de qui, je vous le demande un peu ? Et je réponds : C’EST UNE IDÉE DE JE. Oui, messieurs.

Puis il m’adressa un sourire en biais :

— Comment va, MONSIEUR Bonforte. Content de vous retrouver.

Il y avait une ombre d’emphase superflue dans sa façon de prononcer monsieur mais, sans ciller, je répondis à la volée :

— Bien content d’être là, Bill. Rien de particulier à me faire savoir avant de descendre ?

— Non ! je ne crois pas. Si ! Conférence de presse à Goddard-Ville après les cérémonies.

(Je le voyais surveiller du coin de l’œil l’effet de son annonce.)

— Excellent ! dis-je.

Dak intervint :

— Dis donc, Rog, qu’est-ce que tu en penses ? est-ce absolument nécessaire ? C’est déjà officiel ?

— J’allais ajouter, reprit Corpsman à l’adresse de Clifton, avant d’être interrompu par le capitaine ici présent qui a les jetons, j’allais ajouter que je puis m’en charger tout seul comme un grand et annoncer aux copains que le Chef est atteint de laryngite, à la suite des cérémonies. Ou alors, limiter la conférence de presse aux questions écrites. Mais étant donné qu’il tient si bien le coup, moi je serais d’avis de risquer la chose… Qu’en pensez-vous, monsieur… euh !… Bonforte ? Vous croyez que vous pouvez m’arranger ça ?

— Ça ne fait pas de question, Bill, voyons.

Et je me disais que si jamais je réussissais à traverser l’épreuve de martien sans encombre, il y aurait encore l’interrogatoire d’une bande de reporters à quoi il faudrait répondre jusqu’à ce qu’ils soient fatigués de me poser des questions insidieuses. Naturellement, j’avais bien attrapé la façon de parler de Bonforte. J’avais une connaissance suffisante de ses attitudes et de ses idées, et je n’avais qu’à ne pas me perdre dans les détails.