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Broadbent eut un rire un peu trop confiant :

— Pas d’erreur possible, voyons ! Penny me dit que vous possédez tout ça sur le bout des ongles. Alors ?

— Bien entendu. Mais supposez seulement que je me trompe quand même. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Vous ne vous tromperez pas. Je sais ce que vous éprouvez. La première fois que j’ai dû faire un atterrissage, seul, j’ai éprouvé la même sensation. Mais une fois que c’était commencé, j’étais si occupé que je n’ai pas eu le temps de me tromper.

— Surveillez l’heure, cria Clifton.

— Y’a tout le temps qui faut… Plus d’une minute au moins !

— Monsieur Bonforte, monsieur Bonforte… (C’était la voix de Penny. J’allais vers la voiture. Elle en sortit. Me tendit la main.) Bonne chance, monsieur Bonforte.

— Merci, Penny.

Rog me secoua la main. Dak me tapa dans le dos :

— Moins de trente secondes, à vous de jouer.

J’acquiesçai et me dirigeai vers la rampe. Je devais être à l’heure fixée quand j’atteignis le sommet, car les puissantes barrières s’ouvrirent en roulant devant moi. J’aspirai une grande goulée d’air, je maudis le masque à oxygène et j’entrai en scène.

Même si ce n’est pas la première fois, le rideau qui se lève sur la première représentation de n’importe quelle pièce vous coupe le souffle et vous arrête le cœur. Votre rôle est au point. Votre manager a compté le nombre des spectateurs. Ce n’est pas votre coup d’essai. Peu importe… quand vous débouchez là, que vous savez que tous ces yeux sont fixés sur vous et qu’on attend votre première parole, qu’on attend que vous bougiez… Cela vous fait quand même quelque chose. Et, c’est même pour cela qu’il existe des souffleurs.

Je levai la tête. Vis mon public. Voulus partir en courant. Pour la première fois depuis trente ans, j’avais le trac.

Le ban et l’arrière-ban du Nid s’étendaient devant moi aussi loin que portait la vue, serrés comme des asperges. Oui, je savais qu’il me fallait pour débuter avancer lentement le long de l’allée centrale, jusqu’à l’autre extrémité, jusqu’à la déclivité qui menait jusqu’au Sein du Nid intérieur.

Mais j’étais paralysé.

Je me disais : « Voyons, mon ami, tu es John Joseph Bonforte. Tu es venu ici bien des fois avant aujourd’hui. Et ces personnes sont tes amis. Tu es ici parce que tu veux être ici. Et parce qu’ils veulent que tu y sois. Avance donc, le long de la nef, pom pom pom pom, pom pom pom pom… Et vive la Mariée ! »

J’étais redevenu Bonforte. J’étais l’oncle Joe Bonforte. Le Bonforte déterminé à faire parfaitement ce qu’il faisait et à réussir, pour le plus grand honneur et pour le plus grand bien de son peuple et de sa race. Et pour ses amis de Mars aussi. Je respirai, mis le pied en avant.

Et d’avoir respiré devait me sauver parce que cela me fit sentir l’exquis, l’incomparable parfum. Ces milliers et ces milliers de Martiens en rangs compacts me donnaient l’impression que l’on avait laissé tomber par terre et cassé une caisse entière de flacons de Désir sauvage.

J’étais tellement sûr de respirer le parfum de C. des Champs-Elysées, que sans même y réfléchir, je regardai derrière moi. Non, Penny ne me suivait pas.

Puis boitillant, je marchai de l’allure à peu près d’un Martien qui avance sur Terre. Derrière moi, la foule se refermait. Il y avait des enfants qui lâchaient leurs parents pour se faufiler vers moi. Par « enfants » je veux dire des Martiens d’après le moment où la scissiparité s’est produite. Ils n’ont encore que la moitié du poids et de la taille d’adultes. Comme ils ne sortent pas du Nid, nous avons tendance à oublier qu’il y a de petits Martiens. Il faut près de cinq ans pour que le Martien atteigne la taille normale, que son esprit se remette et qu’il retrouve l’intégrité de sa mémoire. Pendant toute cette période de transition, ce n’est rien de plus qu’un idiot qui essaie de toutes ses forces de devenir un abruti sans plus. Mais le réajustement des gènes et les accidents inséparables de la scissiparité ont mis celui qui la subit hors de course pour très longtemps. (Il y avait dans la documentation cinématographique de Bonforte un film consacré à ce sujet.) Ces enfants, qui sont donc idiots, ne sont pas tenus aux « convenances » avec tout ce que cela comporte. Mais on ne les en aime pas moins, bien au contraire.

Deux de ces petits, de même taille, la plus petite, et que je n’aurais pu distinguer l’un de l’autre, s’étaient arrêtés devant moi, un peu comme deux jeunes chiens fous qui s’aventurent sur la chaussée, malgré le flot de voitures. Il fallait ou m’arrêter ou leur marcher dessus.

Je m’arrêtai. Ils en profitèrent pour se rapprocher encore et me bloquer complètement la route. Après quoi, ils se mirent à caqueter entre eux tout en étendant des pseudopodes. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils disaient. Un peu plus, ils me tiraient l’étoffe de mon complet et me glissaient leurs extrémités dans les poches.

La foule était si dense que je ne pouvais continuer ni à gauche ni à droite. Et l’horaire m’appelait, inexorablement. Mais ils étaient si gentils que je cherchais vainement un bonbon, que j’aurais pu leur offrir. Le temps pressait. Si je laissais aller, j’allais commettre la faute classique d’inconvenance, illustrée par Kkkahgral le Cadet en personne.

Mais les deux petits s’en souciaient comme une carpe d’une pomme. L’un des deux avait réussi à étendre le pseudopode sur ma montre de gousset.

Je soupirai, fus littéralement envahi par le parfum, et je fis un pari. Je pariai contre moi-même. Pariai que là comme ailleurs il fallait embrasser les enfants. Que cela valait même contre les impératifs de l’étiquette martienne. Je mis un genou en terre, et, devenu de la taille d’un de ces sympathiques jeunes gens, je leur fis une bonne caresse, passant ma main sur leur écorce.

Puis me relevai, leur disant aussi distinctement que je le pus :

— Et maintenant c’est assez. Il faut que je parte.

Ce qui me suffit à dépenser le trésor presque entier de mes connaissances en fait de martien.

Les deux petits se serrèrent contre moi. Avec gentillesse mais fermeté, je les repoussai et traversai la haie des spectateurs, en me dépêchant pour rattraper le temps perdu. Aucune baguette de vie et de mort ne me flamba dans le dos. Avais-je raison d’espérer que l’infraction dont je venais de me rendre coupable, n’avait pas atteint encore le niveau du crime puni de peine capitale. Enfin je fus sur la pente qui menait au sein du Nid intérieur.

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La ligne d’astérisques ci-dessus représente la cérémonie d’Adoption.

Et pour quelle raison ?

Mais parce que cela regarde exclusivement les membres du Nid de Kkkah. Affaire de famille.

Ou si vous aimez mieux : un Mormon peut avoir d’excellents amis non-Mormons. Mais son amitié va-t-elle jusqu’à lui faire introduire un non-Mormon à l’intérieur du Temple de Salt-Lake City (Utah) ?

Non !

Les Martiens visitent les Nids des autres. Mais ils ne pénètrent jamais dans le sein du Nid intérieur que de leur propre famille… Et je n’ai pas plus le droit de donner le détail de la cérémonie d’Adoption qu’un franc-maçon n’a le droit de communiquer le rituel de sa loge aux personnes de l’extérieur.

Peu importent les grandes lignes, d’ailleurs, étant donné qu’elles sont les mêmes pour tous les Nids. Mon parrain, le plus ancien des amis martiens de Bonforte, Kkkahrrreash, me rencontra à la porte et leva la baguette sur moi. Je l’exhortai à me tuer sur place au cas où je me rendrais coupable d’une faute quelconque. A vrai dire, je ne le reconnaissais pas. J’avais étudié des photographies de lui, mais je ne le reconnaissais pas. Mais ce ne pouvait être que lui puisque la chose était prévue au rituel.