Après avoir ainsi manifesté mes sentiments loyalistes, je fus autorisé à pénétrer. Kkkahrrreash m’accompagna de station en station. On m’interrogea et je répondis. Gestes et paroles étaient stylisés comme une pièce chinoise. Sans quoi, la chose n’aurait pu réussir. Le plus souvent, je ne comprenais rien à ce qu’on me disait et dans la moitié des cas, je ne comprenais pas les réponses que je faisais moi-même. Simplement, je connaissais mon rôle. A cause de la lumière basse qu’on affectionne sur Mars, j’avais l’impression de ramper dans l’ombre comme une véritable taupe.
Il m’est arrivé une fois de jouer avec le célèbre Kawk Mantell, peu avant sa mort, alors qu’il était déjà complètement sourd, le pauvre. Quel acteur ! Il n’était même pas question d’user d’un appareil acoustique. Parfois il réussissait à lire sur les lèvres du partenaire mais ce n’était pas tout le temps possible. Eh bien, il avait fait personnellement la mise en scène et l’avait si minutieusement minutée que je l’ai vu prononcer une phrase, avancer de trois pas, pivoter sur lui-même et répondre exactement à une réplique qu’il n’entendait pas.
Ici, c’était la même chose. Je connaissais mon rôle et je le jouais. Tant pis pour eux s’ils ne connaissaient pas le leur et que la représentation ne fût point parfaite. C’était leur affaire.
Certes cela n’arrangeait rien de voir pendant tout le temps de la cérémonie au moins quatre de ces baguettes de vie ou de mort brandies sur ma tête. Allait-il me brûler ? Après tout, je n’étais qu’une pauvre brute d’humain. Et au pire il ne me donnerait que la mention passable. Et encore…
Au terme de ce qui me parut durer des jours entiers mais qui ne dura en fait qu’un neuvième de la rotation totale de la planète, après des éternités, nous finîmes quand même par manger. Je n’ai gardé aucun souvenir de ce qui nous fut servi. Et c’est sans doute tant mieux ! Mais de toute manière je ne fus pas empoisonné.
Puis les Anciens firent leur discours. Je répondis par mon discours de remerciement, et ils me donnèrent un nom et une baguette.
J’étais devenu un Martien.
Je ne savais pas me servir de ma baguette.
Mon nom faisait un bruit de robinet qui fuit.
Aucune importance. Désormais c’était mon nom légal sur Mars, et légalement j’appartenais par le sang à la famille la plus aristocratique de la planète. Tout cela, cinquante-deux heures exactement après le moment où un cochon de terrien avait dépensé son dernier demi-impérial pour payer un verre à un étranger au bar de la Casa Mañana.
Ce qui prouve, je crois, qu’il ne faut jamais parler à des personnes qui ne vous ont pas été présentées.
Je sortis dès que je le pus. Dak m’avait confectionné un discours où j’invoquais l’obligation où je me trouvais de m’en aller sitôt la cérémonie terminée. Je tremblais comme un homme enfermé dans un dortoir de pensionnat pour jeunes filles à présent qu’il n’y avait plus de rituel à suivre. Je veux dire que même les manières les plus simples étaient retranchées derrière des habitudes sociales rigides et que je ne savais pas au juste comment me conduire. Rrreash et un autre Ancien me reconduisirent, et je caressai de nouveau deux enfants, peut-être les mêmes, je ne pourrais pas vous dire au juste. Une fois arrivé aux portes, les Anciens me dirent adieu dans ma langue maternelle que j’eus peine à comprendre et me laissèrent sortir seul. Les grilles se refermèrent dans mon dos et je sentis mon cœur redescendre à l’endroit habituel.
La Rolls m’attendait à l’endroit où je l’avais laissée. Je courus, la portière s’ouvrit, et j’eus la surprise de constater qu’elle ne contenait que Penny. Surprise, mais non pas désagrément. Et je criai :
— Alors, P’tite-Tête-Frisée, je suis reçu.
— J’en étais sûre, me dit-elle.
Je fis un moulinet avec ma baguette et lui expliquai comment désormais elle devrait m’appeler Kkkahjjjerrr (mais sans réussir à ne pas postillonner pour la dernière syllabe).
— Mais faites donc attention avec votre baguette, me dit-elle.
Je m’effondrai sur le siège à côté d’elle :
— Est-ce que vous savez comment on se sert de ce machin ? lui demandai-je.
J’étais depuis quelques secondes sous le coup de la réaction et je me sentais épuisé mais gai. Ce qu’il me fallait, c’était trois coups successifs de quelque chose de fort, puis un steak épais. Puis les articles des critiques.
— Je ne sais pas comment on s’en sert, mais faites attention.
— Je suppose qu’il suffit d’appuyer ici ?
J’avais joint le geste à la parole et découpé un joli trou rond de trois centimètres dans le pare-brise de la voiture, par où s’engouffrait l’air extérieur.
— Ahhhh ! fit Penny.
— Je regrette… Je vais la mettre de côté jusqu’à ce que Dak m’ait appris à m’en servir.
— Aucune importance, dit Penny en ravalant sa salive : Mais vous devriez faire attention à ce que vous visez.
Elle avait mis en marche, et je m’étais aperçu de ce que Dak n’était pas seul à insister lourdement sur la pédale.
— Mais qu’est-ce qui presse comme ça ? lui demandai-je. Il me faut un peu de temps pour préparer cette conférence de presse, vous savez bien. Vous avez apporté les papiers ? Et où sont les autres ?
(J’avais oublié jusqu’à l’existence du chauffeur que nous avions confisqué.)
— Les autres n’ont pas pu venir.
— Mais Penny, qu’est-ce qui est arrivé ?
Allais-je pouvoir tenir une conférence de presse livré à mes seuls moyens personnels ? Peut-être pourrais-je leur parler un peu de mon adoption, ça au moins ce ne serait pas du chiqué ?
— Monsieur Bonforte… Ils l’ont retrouvé.
6
Je ne m’étais pas encore rendu compte de ce que pas une seule fois elle ne m’avait appelé « monsieur Bonforte » depuis mon retour de l’adoption. Bien entendu. Puisque je n’étais plus lui. Puisque j’étais redevenu Lorrie Smythe, vous savez bien le garçon qu’on a loué pour le remplacer.
Je me rencognai, poussai un soupir, et tâchai de « relaxer ». Ainsi c’était fini, et nous avions réussi. C’était un poids de moins. Je ne m’en étais pas rendu compte. Mais vraiment. Jusqu’à la mauvaise jambe de Bonforte qui, brusquement, cessait de me faire mal. J’étendis ma main vers celle de Penny, sur le volant :
— Je suis bien content que ce soit terminé. Mais vous allez me manquer. Je m’étais habitué à la troupe. Enfin, les meilleurs tournées doivent s’arrêter. J’espère bien quand même que nous nous reverrons.
— Moi aussi, dit-elle.
— Dak aura mis au point une combine à la graisse de chevaux de bois pour me permettre de prendre place sur le Tom-Paine ?
— Je ne sais vraiment pas.
Mais elle pleurait. Penny en train de pleurer, et à propos de notre séparation. Pas croyable. Et pourtant… Il fallait découvrir. On pourrait croire en effet qu’étant donné mes traits et mes manières cultivées, les femmes me trouvent irrésistible. Hélas ! il en existe un grand nombre qui n’éprouvent aucune peine à m’être cruelles. Penny n’avait paru ne devoir aucunement se forcer pour ne pas me trouver irrésistible.
— Penny, pourquoi toutes ces larmes, mon chou ? Mais vous allez envoyer cette voiture dans le décor.
— Je n’y peux rien. Peux pas m’en empêcher.
— Alors mettez-moi de moitié dans l’affaire. Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous m’avez dit qu’on l’avait retrouvé. Mais rien d’autre. Il est bien vivant, n’est-ce pas ?