— Oui, vivant, mais on lui a fait mal.
Et elle se mit à sangloter et faillit lâcher le volant.
— Vous voulez que je conduise ?
— Ça ira. Et puis vous ne savez pas. Je veux dire que vous n’êtes pas censé savoir conduire.
— Des bêtises, je sais conduire et d’ailleurs ça n’a plus aucune importance…
Mais je m’interrompis. Et si ça avait encore de l’importance ? Au cas où l’on aurait abîmé Bonforte et que ça se voie, il ne pourrait apparaître en public. Pas un quart d’heure après son adoption par le Nid de Kkkah. Peut-être qu’il me faudrait quand même tenir cette conférence de presse alors que ce serait le véritable Bonforte qu’on introduirait en passager clandestin à bord ! Bon, très bien dans ces conditions ! Mais le temps d’un rappel après le baisser de rideau. Pas plus !
Elle ne savait pas. Ils n’avaient pas eu le temps de décider ou même d’y penser.
Mais déjà nous abordions la descente. Déjà les dômes en forme de bulles de Goddard-Ville se dressaient autour de nous :
— Allons, Penny, arrêtez la voiture et causons sérieusement. Il faut que je sache à quoi m’en tenir.
Le chauffeur, finalement, avait parlé. Avec ou sans épingle sous les ongles, je ne saurai jamais. Et il avait été remis en liberté avec son casque à oxygène et non sans. Les autres étaient retournés à Goddard-Ville, avec Dak au volant. Heureusement pour moi, j’étais au Nid de Kkkah à ce moment. Décidément, les navigateurs devraient être strictement empêchés de conduire autre chose que des astronefs. Ils avaient néanmoins réussi à atteindre la maison de la Vieille Ville que le chauffeur leur avait indiquée. C’était un quartier comme il en existe dans les ports depuis que les Phéniciens contournèrent l’Afrique, un lieu de rencontre pour bagnards évadés, filles, joueurs professionnels, et autres débris. Le genre de quartier où les agents ne s’aventurent jamais seuls.
Le chauffeur ne les avait pas trompés. A quelques minutes près. Le lit devait avoir été occupé sans interruption depuis au moins une semaine. La cafetière n’avait pas eu le temps de refroidir. Sur l’étagère, un dentier à l’ancienne mode que Clifton avait identifié comme appartenant à Bonforte se trouvait enveloppé dans une serviette. Mais Bonforte était absent, et ceux qui l’avaient enlevé, aussi.
Dak et les autres avaient bondi dehors, dans l’intention d’exécuter le plan primitif, qui consistait, l’on s’en souvient, à prétendre que le kidnapping venait de se produire, ce qui permettrait d’exercer une pression sur Boothroyd, simplement en le menaçant d’appeler le Nid de Kkkah à la rescousse. Mais l’on était tombé sur Bonforte dans la rue, avant même de quitter la Vieille Ville. Un pauvre clochard qui trébuchait, sale, une barbe d’une semaine, absolument hébété ! On ne l’avait pas reconnu. Si ce n’est Penny, qui les avait forcés à s’arrêter.
Là, elle se remit à sangloter, et nous faillîmes passer sous un train de marchandises qui s’acheminait, en décrivant une courbe, en direction d’un quai de chargement.
On pouvait supposer, raisonnablement, que les petits gars de la voiture qui était venue à notre rencontre – celle qui devait nous heurter – avaient rendu compte de leur échec à leur chef inconnu, et que ce dernier avait décidé alors que l’enlèvement ne servait plus leurs intentions. Malgré tout ce qu’on m’avait dit à ce sujet, je m’étonnais qu’ils ne l’eussent pas purement et simplement supprimé. Ce n’est que bien plus tard que je devais comprendre que la manœuvre avait été bien plus subtile et plus appropriée aux fins recherchées, et beaucoup plus cruelle, en fait, que l’assassinat.
— Et où est-il maintenant ?
— Dak l’a emmené à l’hôtellerie des Voyageurs, au dôme numéro 3.
— C’est là que nous devons aller ?
— Je ne sais pas. Rog m’a simplement dit d’aller vous chercher, après quoi ils ont disparu dans l’hôtel. Non… Je ne crois pas que nous puissions y entrer. Quoi faire alors ?
— Penny, arrêtez la voiture.
— Ah ?
— Ecoutez, cette voiture a certainement le téléphone. Et nous n’allons pas bouger le petit doigt avant de savoir au juste ce qu’on joue. Mais je suis persuadé d’une chose, moi, c’est qu’il faudra que je garde le rôle jusqu’au moment où Dak et Rog auront décidé que je n’ai plus qu’à disparaître. Quelqu’un doit parler aux journalistes. Et quelqu’un doit partir publiquement vers le Tom-Paine. Vous ne croyez pas qu’on puisse remettre M. Bonforte en forme entre-temps ?
— Pas question ! Impossible. Vous ne l’avez pas vu.
— Non. Mais je vous fais confiance. Bon. Donc je suis de nouveau M. Bonforte et vous, Penny, vous êtes de nouveau ma secrétaire. Recommençons.
— Parfaitement, monsieur Bonforte.
— Donc, Penny, tâchez d’atteindre le capitaine Broadbent au téléphone, s’il vous plaît.
Il n’y avait pas d’annuaire dans la voiture. Aussi Penny dut-elle passer par les Renseignements. Mais elle finit par se trouver branchée sur le Club des Voyageurs. J’entendais les deux parties :
— Allô, allô, club des Pilotes. Ici Mme Kelly, à l’appareil, qu’est-ce que c’est ?
Penny avait ouvert le récepteur :
— Est-ce que je donne mon nom ?
— Oui, oui ! Nous n’avons rien à cacher.
— La secrétaire de M. Bonforte à l’appareil. Est-ce que le pilote de M. Bonforte est là, s’il vous plaît ? Le capitaine Broadbent.
— Mais oui, ma mignonne, je le connais. (Ici un cri.) Eh vous là-bas, les fumeurs, vous savez où Dak a dit qu’il allait ?… Oui… Il est dans sa chambre, je vous le passe.
— Alors, le Pacha ? Le Chef veut vous parler. (Elle me passait l’appareil.)
— C’est le Chef, Dak.
— Bonjour, monsieur. Où êtes-vous… monsieur ?
— Toujours dans la voiture. Penny m’a pris au sortir du Nid, Dak. Est-ce que Bill ne m’avait pas annoncé une conférence de presse ?… Où est-ce que ça doit se passer ?
— Oui, je suis content que vous ayez appelé, monsieur, parce que Bill a annulé la conférence de presse. Oui ! il s’est produit une légère modification de situation, n’est-ce pas.
— Penny m’a mis au courant. J’aime autant ça, d’ailleurs. Dak, j’ai décidé de ne pas rester à terre ce soir. Ma mauvaise jambe me fait souffrir, et je me prépare avec impatience à une vraie longue nuit de sommeil en chute libre. (J’avais horreur de la chute libre, Bonforte, non.) Est-ce que Rog ou vous, vous ne pourriez pas présenter mes excuses au commissaire, et ainsi de suite ?
— Nous nous occuperons de tout, monsieur, d’accord.
— Bien. Et quand pourrai-je prendre la navette ?
— La Pixe vous attend, monsieur. Si vous voulez vous donner la peine de vous présenter à la porte n° 3, je vais téléphoner pour qu’une voiture d’aérodrome vienne vous y prendre.
— Parfait ! C’est tout.
— C’est tout, monsieur.
Penny raccrocha.
— Je ne sais pas, P’tite-Tête-Frisée, s’il y a ou s’il n’y a pas une table d’écoute. Auquel cas, ils auront appris deux choses. Primo : où Dak se trouve et par conséquent où il se trouve également. Secundo : ce que j’ai l’intention de faire tout de suite. Est-ce que ça vous donne une idée ?
Elle prit son carnet de secrétaire, où elle écrivit :
« Oui. Débarrassons-nous de cette voiture. »
Je fis oui ! de la tête, pris le carnet et notai à mon tour :