« La porte 3, c‘est loin ? »
Et elle répondit :
« On peut très bien y aller à pied. »
Nous ouvrîmes la portière, mîmes pied à terre. Elle avait arrêté devant un entrepôt. Sans aucun doute, la voiture finirait bien par revenir à son propriétaire. D’ailleurs, ce genre de détails avait cessé de m’intéresser.
Cinquante mètres plus loin, je m’arrêtai. Quelque chose clochait. Pas le temps, à coup sûr. Il faisait chaud, le soleil brillait gaiement au ciel pourpre de Mars. Les automobilistes ni les piétons ne paraissaient faire attention à nous. Et dans la mesure où ils nous regardaient, c’était la jolie personne qui m’accompagnait et non pas moi. Et pourtant je me sentais mal à l’aise.
— Qu’est-ce qu’il y a, Chef ?
— C’est justement…
— Quoi donc, Chef ?
— Que je ne suis pas votre chef, Penny. Il n’est pas dans son rôle de s’en aller de la sorte, Penny. Retournons d’où nous venons.
Elle ne discuta même pas. Elle me suivit jusqu’à la voiture. Cette fois je m’assis non pas à côté d’elle, mais sur le siège arrière, et, des plus dignes, je la laissai me voiturer jusqu’à la porte numéro 3.
Ce n’était pas la même porte que celle par laquelle nous avions passé à l’aller. Dak l’avait choisie sans doute parce qu’elle desservait moins de passagers que de marchandises. Sans prendre garde aux pancartes qui interdisaient la chose, Penny entra en voiture. Un policier voulut la retenir, elle lui lança froidement :
— La voiture de M. Bonforte. Et veuillez la faire chercher par le bureau du commissaire, je vous prie.
Le policier parut affolé, il regarda par la porte arrière, sembla me reconnaître, salua, se tut. Je répondis par un geste aimable. Il vint ouvrir :
— Le lieutenant interdit absolument le stationnement ici, mais je pense que pour vous, il n’y a rien à dire.
— Vous pouvez la faire partir tout de suite, lui dis-je. Nous prenons l’astronef tout de suite. Est-ce que ma voiture est là ?
— Je vais aller me renseigner au bureau, dit-il.
Et il y courut. Je n’en voulais pas plus. Il fallait simplement faire savoir que « M. Bonforte » était arrivé dans une voiture officielle qu’il avait laissée avant de se faire diriger sur son yacht personnel. Je fourrai ma baguette sous mon bras et partis derrière le policier en boitant.
— Vous êtes attendu, dit-il.
— Je vous remercie.
— Euh ! fit-il encore… Vous savez, monsieur, continua-t-il à voix basse : je suis expansionniste, moi aussi.
Et il regarda, non sans appréhension, ma baguette de vie ou de mort.
Je savais exactement comment Bonforte aurait traité l’affaire. Ce qui me fit répondre :
— Mais je vous remercie du fond du cœur, monsieur. J’ose espérer que vous aurez des tas d’enfants. Il faut que nous nous élevions à une très forte majorité.
Il voulut bien rire beaucoup plus que ne le méritait cette plaisanterie assez pâle :
— Elle est excellente. Ça ne vous fait rien que je la répète ?
— Au contraire.
Nous passions sous la porte quand un gardien me toucha le bras :
— Votre passeport, monsieur Bonforte ? demanda-t-il.
Je crois que je réussis à ne pas changer d’expression :
— Penny, les passeports.
Penny jeta un regard glacial sur l’employé :
— C’est le capitaine Broadbent qui s’occupe de ces formalités, dit-elle.
Le gardien me regarda, regarda au loin et finit par dire :
— Je suppose que ça va comme ça. Mais, en théorie, je dois vérifier et noter le numéro.
— Mais naturellement. Je suppose par conséquent qu’il me va falloir faire appeler le capitaine Broadbent. Est-ce que ma navette a une heure de départ fixée ? Il vaudrait peut-être mieux que vous avisiez la Tour par téléphone, de façon qu’elle ne parte pas sans m’attendre.
— Mais c’est ridicule, monsieur Bonforte, dit Penny. Jamais nous n’avons eu à subir ces formalités jusqu’ici. Jamais sur Mars.
L’agent intervint :
— Bien sûr que ça ira comme ça. Voyons, Hans. Tu sais bien qu’il s’agit de M. Bonforte.
— Bien sûr, mais…
Je l’interrompis d’un beau sourire :
— Voyons, mais il y a quelque chose d’infiniment plus simple à faire. Si vous… comment vous appelez-vous, monsieur, s’il vous plaît ?
— Halswanter, monsieur, Hans Halswanter.
— Si vous voulez bien, monsieur Halswanter, appelez le commissaire Boothroyd au téléphone, je lui parlerai et nous épargnerons à mon pilote un voyage jusqu’ici. Et cela me fait gagner au moins une heure.
— Oh ! non ! monsieur, ce n’est pas la peine. Je pourrais appeler le bureau du capitaine de l’Astroport ?
— Non ! donnez-moi le numéro de M. Boothroyd et je lui parlerai moi-même.
Cette fois, j’avais employé un ton froid. Le ton de l’homme important qui s’est laissé aller à ses sentiments démocratiques et qui en a été puni par la bousculade et les brimades de sous-ordres, dont il entend bien ne pas subir la loi.
Cela fit l’affaire. Très rapidement, il expliqua :
— Je suis sûr que ça ira très bien comme ça, monsieur Bonforte, je voulais seulement… Enfin, c’est les formalités, vous comprenez.
— Oui, je comprends.
Et je voulus partir, mais l’on m’appelait :
— Regardez par ici, monsieur Bonforte.
Avec sa façon de mettre les points sur les i et de barrer les t, le fonctionnaire m’avait retardé juste assez pour que les journalistes en profitassent et réussissent à me rattraper. Une silhouette pointait déjà sur moi sa stéréocaméra :
— Levez la baguette, m’ordonna-t-il : qu’on puisse la voir.
Un deuxième me photographiait debout sur le toit de la Rolls. Un troisième allait me cogner la joue de son microphone.
J’étais aussi furieux qu’une femme du monde qu’on ne mentionne qu’en petits caractères dans le Carnet du Jour, mais sans oublier qui j’étais. Et je souriais en avançant lentement. Bonforte avait compris, il y avait longtemps déjà, que le mouvement paraît toujours exagéré sur l’écran. Et j’avais tout le temps de soigner mon numéro.
— Monsieur Bonforte, pourquoi avez-vous annulé la conférence de presse ?
— Monsieur Bonforte, allez-vous demander officiellement que la Grande Assemblée accorde le statut de citoyen à tous les Martiens sans distinction ?… Et pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?
— Monsieur Bonforte, quand allez-vous demander un vote de confiance du cabinet actuel ?
Je levai la baguette et souris :
— Une seule question à la fois, dis-je. Alors, la première ?
Ils se remirent à parler tous ensemble. Quand ils furent enfin convenus d’un ordre à suivre, j’avais déjà réalisé le bénéfice de longues minutes où je ne déclarai rien du tout. Et Bill Corpsman accourait au pas de charge pour intervenir au moment stratégique :
— Allons, les gars, ayez pitié. Le Chef a eu une journée éreintante. Je vous ai donné tout ce dont vous aviez besoin.
Je levai la main :
— Je peux très bien leur accorder deux minutes, Bill… Je disais donc… messieurs… Je suis très pressé et sur le point de m’embarquer. Je vais essayer néanmoins de répondre, pour l’essentiel, aux questions qui m’ont été posées… Pour autant que je sache, le gouvernement actuel n’a rien prévu quant à la remise en question des relations entre Mars et l’Empire. N’étant pas au pouvoir, mon point de vue à ce sujet n’offre aucun intérêt. Je vous conseille de vous adresser plutôt au président Quiroga. Quant au vote de confiance dont il a été parlé… je ne dirai qu’une seule chose : nous ne ferons poser la question que si nous sommes sûrs de l’emporter. Et pour ce qui est de ça, vous en savez autant que nous.