— Il n’y a pas grand-chose de neuf là-dedans, dit quelqu’un.
— Je n’ai pas eu l’intention de dire quoi que ce soit de neuf, répondis-je du tac au tac, mais avec le sourire… Posez-moi des questions auxquelles je puisse répondre, et je répondrai. Allez-y, demandez-moi des : « Battez-vous toujours votre femme ? » faites des allusions, et vous trouverez à qui parler… (Mais soudain je me rappelai que Bonforte jouissait d’une réputation de franchise brutale et d’honnêteté, en particulier dans ses rapports avec la Presse. Et j’enchaînai :) Ne croyez pas, surtout, que j’essaie de me dérober. Tous, vous savez pourquoi je suis ici aujourd’hui. Laissez-moi vous déclarer ceci que vous pourrez citer in extenso pour peu que tel soit votre désir. (Ici je cherchai désespérément dans ma mémoire un passage des discours de Bonforte que j’avais étudiés – et le trouvai.)
« La signification véritable de ce qui a eu lieu en ce jour, ce n’est pas celle d’un honneur rendu à un individu isolé… Ceci (et je brandissais ma baguette martienne) témoigne de ce que deux grandes races peuvent et doivent combler le gouffre de singularité qui les sépare avec toujours plus de compréhension et de bonne volonté. Nous voulons nous étendre jusqu’aux étoiles. Mais nous découvrons, et nous découvrirons toujours davantage, que nous sommes largement dépassés. Et si nous voulons réussir cette expansion dans le domaine des étoiles, il faut que nous agissions avec honnêteté, avec humilité, aussi, et le cœur ouvert. On a dit que nos voisins de Mars envahiraient la Terre pour peu qu’ils en eussent l’occasion.
Cela est absurde.
La Terre ne convient pas aux conditions d’existence des Martiens.
Protégeons nos possessions, oui ! Mais ne nous laissons pas induire en tentation par la Crainte et la Haine, ne nous laissons pas pousser à des actes insensés. Jamais les petits esprits ne réussiront à conquérir les étoiles. Il nous faut voir grand. Il nous faut voir large. Grand, large, comme l’espace astral lui-même. »
Il y eut un reporter pour cligner de l’œil et me lancer :
— Monsieur Bonforte, est-ce que vous ne nous aviez pas déjà dit ça au mois de février dernier ?
— Vous l’avez entendu en février dernier et vous l’entendrez en février prochain. Et aussi en janvier, en mars, en avril et tous les autres mois du calendrier. La Vérité ne peut être assez répétée… Et maintenant, je regrette, mais il faut que je m’en aille. On vient me chercher et je ne veux pas rater le train.
Et je fis demi-tour, pour passer sur l’astroport en compagnie de Penny.
Nous montâmes dans le petit car aux parois couvertes de plomb, dont la porte se referma. La conduite était automatique, aussi je me rejetai en arrière et me détendis :
— Eh ben !
— Je trouve que vous avez été magnifique ! dit Penny, le plus sérieusement du monde.
— J’ai eu chaud quand il s’est rappelé le discours que j’étais en train de plagier.
— Oui ! mais comme vous vous êtes bien tiré d’affaire ! Une véritable inspiration. On aurait cru l’entendre.
— Est-ce qu’il y avait quelqu’un que j’ai oublié d’appeler par son prénom ?
— Ce n’est pas important. Deux ou trois, bien sûr. Mais ils ne devaient pas s’y attendre. Vous étiez si pressé, n’est-ce pas.
— Oui. Ils m’ont coincé, les salauds. Le bonhomme de la porte et ses passeports. Penny, j’aurais cru que c’était vous qui portiez le passeport plutôt que Dak.
— Mais Dak n’a pas le passeport. Nous portons chacun le nôtre sur nous. (Elle prit le sien dans son réticule et me le montra.) Moi, j’avais le mien, mais je n’ai pas voulu le lui dire.
— Alors ?
— Il portait le sien sur lui quand ils l’ont emmené. Nous n’avons pas osé demander un duplicata. Ce n’était pas le moment.
Soudain je me sentais épuisé.
Comme je n’avais pas d’autres instructions, je poursuivis mon rôle pendant tout le temps que dura la navette et, aussi, en arrivant sur le Tom-Paine. Facile. Il me suffit de me diriger tout droit vers la cabine du propriétaire, et de passer de longues heures atroces à me ronger les ongles, et à me demander ce qui se passait sur terre. Grâce aux pilules antinausée, je réussis enfin à combattre la chute libre avec un succès relatif, mais je succombai à d’atroces cauchemars où des reporters me montraient du doigt cependant que me retombait sur l’épaule la lourde main d’agents de police, et que des Martiens me braquaient leur baguette dessus. Tous, ils savaient que j’étais un imposteur. Et s’ils discutaient, c’était uniquement pour décider à qui me dépècerait, avant de me faire descendre dans l’oubliette.
Le klaxon du signal d’accélération me réveilla. Le baryton vibrant de Dak retentit :
— Premier et dernier signal rouge ! un tiers de G. Une minute !
Je me mis sous le pressoir. Je me sentis mieux après. Un tiers de G, ce n’est pas beaucoup. Autant que sur Mars, à peu près, je pense, mais c’est assez pour raffermir le plancher et tranquilliser l’estomac.
Cinq minutes après, Dak frappait à la porte :
— Comment va, Chef ?
— Bonjour, Dak. Je suis vraiment content de vous retrouver.
— Pas autant que moi d’être de retour, répondit-il. Vous permettez que je me vautre sous votre pressoir ?
— Faites comme chez vous.
Ce qu’il fit, en soupirant :
— Crédieu, je suis moulu ! Je dormirais pendant une semaine au moins. Je crois d’ailleurs que c’est ce que je vais faire.
— Nous serons deux… Est-ce qu’il est à bord ?
— Oui ! mais quelle séance !
— C’est ce que je pensais. Mais quand même, c’était plus facile à faire dans un petit port qu’à Jefferson.
— Non ! beaucoup plus difficile ici.
— Ah ! pourquoi ?
— Parce qu’ici tout le monde connaît tout le monde et que tout le monde peut parler… Nous avons été forcés de le déclarer sous la forme d’un colis de crevettes congelées, des crevettes du Canal. Et j’ai même payé des droits de sortie. Hein !
— Dak, comment est-il ?
— Le Dr Capek affirme qu’il se rétablira parfaitement ; que ce n’est qu’une question de temps… Si je pouvais mettre la main sur ces salauds ! Il y a de quoi hurler et s’évanouir rien qu’à voir ce qu’ils lui ont fait. Et, dans son intérêt à lui, il ne faut rien entreprendre contre eux !
— Mais je ne comprends pas, Dak. Penny m’a dit qu’on l’avait esquinté. Mais qu’est-ce qu’on lui a fait au juste ?
— Vous n’avez pas compris ce que Penny vous disait. A part la saleté, à part qu’il n’était pas rasé, ils ne lui ont pas fait subir de mauvais traitements physiques.
— Ah ! je croyais qu’on l’avait battu, quelque chose comme un passage à tabac à coups de battes de baseball.
— Si c’était ça ! Quelques os brisés, qu’est-ce que ça peut faire ?… Non, ce qui compte, c’est ce qu’on lui a fait au cerveau.
— Ah ! on lui a fait un lavage ?
— Oui… Oui et non ! Il est impossible qu’on ait voulu essayer de le faire parler puisqu’il n’avait pas de secrets. Il n’a jamais agi qu’ouvertement et tout le monde le sait. Non ! on a voulu, je crois, lui ôter toute volonté, et l’empêcher de s’évader… Le docteur pense qu’ils lui ont administré la dose minimale quotidienne, de quoi s’assurer sa docilité, jusqu’au moment où ils l’ont lâché. Là, ils lui ont fait une injection massive. De quoi transformer un éléphant en idiot tourneur. Il doit avoir le cerveau aussi imprégné qu’une éponge de bain.