Un grand réseau qui vous diffuse, quelle tentation ! Cela ne m’était jamais arrivé si ce n’est une petite fois où mon numéro avait été comprimé au maximum, tant et si bien que je n’étais apparu sur le petit écran que pendant vingt-sept secondes seulement. Tentation d’autant plus grande que cette fois c’était pour paraître seul !…
Mais Dak avait compris que je refusais et déjà il insistait :
— Ce sera tout à fait simple, Chef. Nous avons le matériel qu’il faut, à bord. Et nous pouvons enregistrer sur le Tommie, puis projeter et couper ce qui dépasse…
— Bon ! parfait. Est-ce que je peux voir le texte, Bill ?
Corpsman parut ennuyé.
— Vous l’aurez une heure avant l’enregistrement, répondit-il. Ce genre de discours passe mieux quand il donne l’impression d’être improvisé.
— Mais oui, mais pour arriver à la donner, cette impression d’improvisation, une très longue préparation est indispensable. Je sais de quoi je parle, Bill, c’est mon métier.
— Mais vous avez été parfait à l’astroport, et sans répétition. Vous savez, c’est toujours le même laïus. Et je voudrais que vous le disiez de la même manière.
Plus Corpsman parlait et plus je me sentais dans la peau de Bonforte. Clifton dut se rendre compte qu’un orage était sur le point d’éclater, il intervint :
— Pour l’amour du Ciel, Bill, n’insiste pas, donne-lui le discours.
Corpsman poussa un grognement et me jeta les feuilles. Elles flottèrent puisque nous nous trouvions en chute libre, mais le courant d’air les éparpilla dans la cabine. Penny les rattrapa au vol, les rassembla, les reclassa, me les tendit.
— Je vous remercie, lui dis-je.
Puis, sans rien ajouter, je me mis en devoir d’étudier le discours. Au bout de quelques fractions de seconde, je l’eus parrcouru et je levai la tête.
— Alors ? demanda Rog.
— Vous consacrez cinq minutes de votre discours à la cérémonie de l’adoption, et le reste est un plaidoyer en faveur de la ligne de conduite du Parti expansionniste, qui ressemble fort à tout ce que j’ai déjà entendu sur le même sujet.
Clifton en convint :
— Bien entendu, l’adoption est le crochet à quoi nous faisons pendre tout le reste. Vous savez que nous espérons les acculer au vote de confiance ?
— Je comprends bien. C’est une occasion à ne pas laisser passer… Oui… Mais…
— Mais quoi ? qu’est-ce qui ne va pas selon vous ?
— Ce qui ne va pas… c’est l’expression, la personnalité exprimée. Il ne s’expliquerait pas, lui, de cette façon-là.
Mais Corpsman ne pouvait en supporter davantage. Il éclata en proférant un mot superflu eu égard à la présence d’une dame parmi nous. Je le regardai par en dessous. Mais il n’en resta pas là.
— Écoutez un peu, Smythe, dit-il. Qui doit savoir ce que Bonforte dirait ? Qui doit savoir comment il le dirait ? Vous ? ou bien celui qui lui écrit ses discours depuis quatre ans ?
Je contins mon humeur. Là, il marquait un point. Ce qui ne me retint pas de donner ma réplique :
— Il n’en reste pas moins, dis-je, qu’une phrase qui sur le papier paraît excellente, peut ne rien donner quand on la prononce du haut de la tribune ou devant le micro. M. Bonforte est un grand orateur, je le sais pour l’avoir entendu. Avec Churchill et Démosthène, il partage le secret de cette grandeur qui retentit en mots simples. Ainsi de ce mot « intransigeant » qui revient à deux reprises dans votre texte. Je l’aurais employé, moi aussi. J’ai un faible pour ce genre de mots. Mais M. Bonforte aurait dit : « entêté »… ou parlé de « tête de mule », ou même de « tête de cochon ». Pourquoi ? parce que cela exprime beaucoup plus fortement l’émotion.
— A vous de dire comme il faut, je m’occuperai, moi, des mots qu’il faut y mettre.
— Vous n’avez rien compris, Bill. Rien du tout. La question de savoir si ce discours porte ou ne porte pas, sur le plan politique, m’est totalement indifférente. Mon métier, à moi, consiste à indiquer une personnalité. Et ça, il m’est impossible de le faire si je place dans la bouche de mon personnage des mots qu’il ne peut employer. On croirait entendre une chèvre qui parle grec ! Mais si je dis ce discours avec les mots qu’il y aurait mis, lui, automatiquement, on l’entend, lui. Et automatiquement aussi, le discours porte. Puisqu’il s’agit d’un discours de grand orateur.
— Écoutez, Smythe, on ne vous a pas engagé pour écrire des discours. On vous paie pour…
Je ne devais jamais savoir pour quoi on me payait à cause de Dak qui l’interrompit à ce moment précis :
— Ça suffira comme ça, Bill, dit-il, et à l’avenir, un peu moins de Smythe et un peu plus de Chef, s’il te plaît… Alors, Rog, qu’est-ce que tu en dis ?
Clifton se tourna vers moi :
— Si je comprends bien, Chef, ce qui vous embarrasse est une simple question de… de façons de s’exprimer et de manière de dire ?
— Oui. Ou plutôt pas tout à fait. Je serais, aussi, d’avis de couper l’attaque personnelle contre Quiroga, et l’insinuation que c’est la Finance qui le paie. Cela ne me paraît pas être tout à fait du Bonforte.
— C’est moi-même qui ai introduit cela dans le discours, expliqua-t-il, mais sans doute avez-vous raison là aussi, Chef. Il a toujours accordé à chacun le mérite du doute, lui… Écoutez, vous allez faire les modifications qui vous paraîtront nécessaires. Nous enregistrons et, une fois enregistré, on verra bien. On pourra toujours opérer des coupures à ce moment-là. Ou même ne pas diffuser « pour des raisons techniques indépendantes de notre volonté »… Voilà ce qu’on va faire, Bill.
— Nom de Dieu ! c’est un exemple scandaleux de…
— Assez discuté, Bill, ce sera ça et pas autrement.
Corpsman prit congé en hâte. Clifton poussa un soupir. Puis il reprit :
— Ce sacré Bill, il n’a jamais pu supporter que quelqu’un d’autre que M. Bé lui donne des instructions… Mais c’est un garçon qui connaît son affaire. Enfin. Dites-moi, Chef, vous serez prêt à quelle heure, s’il vous plaît ? Nous passons à seize cents, ça vous va ?
— Je serai prêt à l’heure.
Penny me suivit jusqu’à mon bureau. Une fois la porte fermée :
— Ma petite Penny, lui dis-je : je n’aurai pas besoin de vous d’ici quelques heures. Mais si vous vouliez aller me demander encore quelques-unes de ses pilules au toubib, vous seriez tout à fait aimable. Il se peut que j’en aie besoin.
— Très bien, monsieur… Euh, Chef… ?
— Oui, Penny, qu’y a-t-il ?
— Je voulais simplement vous dire que vous ne deviez pas croire ce que Bill vous disait au sujet des discours du Chef.
— Mais voyons, Penny, je ne l’ai pas cru. J’ai lu ses discours.
— Oui ! très souvent Bill soumet des projets de discours. Et Rog également. Et même, il m’est arrivé à moi de le faire. Il… il est prêt à utiliser les idées de tout le monde. S’il les trouve bonnes. Mais quand il prononce un discours, c’est son discours à lui et à personne d’autre. Pas un mot qui ne soit pas de lui.
— Je vous crois… je sais trop ce que c’est. Ah ! s’il avait pu préparer celui-ci, s’il avait pu l’écrire d’avance !
— Oh ! Vous n’avez qu’à faire de votre mieux.
C’est ce que je fis.
Pour commencer, je me contentai de modifier quelques mots. De simplifier, de remplacer le mot abstrait par une expression compréhensible à la première audition. Après quoi, la sueur me monta au front, et le sang ! Je déchirai le tout et recommençai. C’est vraiment un comble de félicité pour un acteur de se trouver à même de récrire le rôle qui lui est destiné. Et ce n’est pas souvent que ça arrive.