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Pour auditoire, je n’avais que la seule Penny. Dak m’avait juré que personne d’autre n’était branché sur moi. Je n’en soupçonne pas moins ce grand bon à pas grand-chose d’avoir triché et de m’avoir écouté de bout en bout. En trois minutes (les trois premières) j’avais réussi à faire fondre en larmes Penny. Et lorsque je m’arrêtai (vingt-huit minutes et trente secondes plus lard… le temps de l’annonce non compris) elle était sur les genoux.

Oh ! je n’avais pris aucune liberté avec la doctrine expansionniste telle qu’elle est proclamée par son prophète officiel : le très honorable John Joseph Bonforte. Non ! J’avais simplement refait un discours et reconstitué un message à partir, pour la plus grande partie, de phrases tirées d’autres discours de lui.

Autre chose. En parlant, je croyais intégralement ce que je disais.

Quel discours, ma parole !

Puis nous écoutâmes l’enregistrement et regardâmes la stéréo, en présence de Jimmy Washington, ce qui fit garder le silence à Bill Corpsman. Une fois la séance terminée.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Rog ? demandai-je à Clifton. Est-ce qu’il faut couper quelque chose ?

Il retira son cigare de ses lèvres et dit :

— Non. Si vous voulez mon opinion, Chef, il faut la passer sans y changer un seul mot.

Corpsman fit de nouveau une sortie chargée de sens. Mais Jimmy Washington s’approcha de moi, les yeux baignés de larmes. (Quand on se trouve en chute libre, les larmes, quel fléau ! on ne sait pas où les mettre.)

— Monsieur Bonforte, disait Jimmy Washington. C’était beau !

Quant à Penny, impossible de parler.

Puis, j’allai me coucher.

Après une représentation vraiment bonne, je suis vidé.

Je dormis huit heures. Je m’étais attaché sur ma couchette. De manière à ne pas avoir à bouger. Entre le premier et le second signal, j’appelai le poste :

— Le capitaine Broadbent, s’il vous plaît.

— Une petite minute s’il vous plaît (c’était la voix du jeune Epstein). Le voici, monsieur Bonforte. (Puis la voix de Dak :)

— Oui, Chef ? Nous poursuivons notre itinéraire conformément aux ordres que vous nous avez donnés.

— Mais… sûrement.

— Je pense que M. Clifton s’apprête à vous rejoindre dans votre cabine, Chef.

— Bon. Très bien. Merci, Dak.

Un signal encore, puis Clifton fit son entrée dans ma cabine. Il semblait soucieux :

— Que se passe-t-il, Rog ?

— Chef, ils nous ont déclaré la guerre. Un coup droit. Le cabinet Quiroga vient de démissionner.

7

J’étais encore abruti de sommeil et je secouai la tête pour m’éclaircir les idées :

— Et alors, Rog, qu’est-ce qu’il y a de si terrible ? C’est bien le but que vous cherchiez à atteindre, n’est-ce pas ?

— Oui ! bien sûr, mais…

— Mais quoi ? Non ! Je ne vous comprends pas. Depuis des années, vos amis et vous travaillez pour que se produise ce qui se produit aujourd’hui. Voilà que ça y est, et à vous voir, on penserait à une fiancée qui a changé d’avis et qui décide qu’elle ne se marie pas. Les noirs n’ont pas marqué leur essai. Aux blancs de jouer. Bravo !… Ce n’est pas comme ça ?

— Vous ne comprenez rien à la politique.

— Mais bien sûr que non ! je me suis fais recaler à mon brevet de chef de patrouille du temps où j’étais boy-scout, ça m’en a guéri à jamais.

— Eh bien, vous saurez qu’il y a un moment pour tout.

— Mon père me le disait toujours… Vous voulez dire, Rog, que si vous étiez le gouvernement, Quiroga n’aurait pas donné sa démission. Mais pourquoi dites-vous qu’ils nous ont déclaré la guerre ?

— Laissez-moi vous expliquer. Notre véritable objectif était d’obtenir que l’Assemblée mette le ministère en minorité. A ce moment, élections générales. Mais à notre heure. Au moment où nous aurions été sûrs de gagner, c’est-à-dire d’obtenir la majorité.

— Alors vous ne croyez pas que vous puissiez l’obtenir à présent ? Vous estimez donc que Quiroga va reprendre le pouvoir pour cinq années complètes ? Sinon Quiroga, du moins le Parti de l’Humanité ?

— Non ! ce n’est pas exactement ça. Je crois que nous avons de bonnes chances de remporter un succès électoral.

— Mais alors, je dois rêver, vous voulez dire que vous ne voulez pas être les vainqueurs ?

— Mais si, bien sûr. Mais vous ne voyez pas ce que cette démission nous fait ?

— Non. Je suppose que je ne vois pas.

— Bon. Alors écoutez-moi et tâchez de me comprendre. Le ministre au pouvoir peut faire procéder à des élections générales, quand il le désire. D’habitude on appelle aux urnes au moment qui semble le plus favorable. Et le cabinet ne présente pas sa démission entre le moment où il est nommé et la date normale des élections sauf si on l’y contraint. Est-ce que vous suivez bien ?

— Je crois que oui.

— Mais dans le cas présent, le cabinet Quiroga a fait voter la date des élections générales, puis a présenté sa démission collective. Il laisse par conséquent l’Empire sans gouvernement. Ce qui oblige le souverain à faire appel à un cabinet d’expédition des affaires courantes. Selon la lettre de la loi, on peut faire appel à n’importe quel membre de la Grande Assemblée. En fait, les usages constitutionnels exigent qu’on ait recours au leader de l’opposition. Pour une raison bien simple, c’est que la chose est indispensable dans notre système. Parce que cela empêche une démission de ce genre d’être un simple geste. D’autres méthodes ont été employées. Il y a même eu des moments où l’on changeait aussi facilement de ministères que de chaussettes. Mais notre système actuel assure une responsabilité ministérielle véritable.

J’étais si occupé à essayer de comprendre que je faillis ne pas entendre la suite :

— Et c’est pour cette raison que l’empereur a convoqué M. Bonforte à la Nouvelle Batavia.

— Oui ! bien entendu.

Et je me disais que je ne connaissais pas notre capitale impériale. La seule fois où j’avais été dans la Lune, les vicissitudes de la profession m’avaient laissé sans loisir ni sou ni maille pour visiter la planète satellite :

— Ah ! et c’est pour ça que nous avons encore changé d’orbite, n’est-ce pas ? Ma foi, tant pis ! je m’en ferai une raison. Je suppose que vous pourrez toujours vous arranger pour me renvoyer chez moi, même si le Tommie ne peut pas rentrer tout de suite sur Terre ?

— Mais ne vous occupez pas de ça. En temps utile, le capitaine Broadbent peut vous trouver mille et une façons de vous faire regagner Terre.

— Je vous demande pardon. J’oubliais que vous aviez d’autres soucis en tête, Rog. Vous savez, quelques jours en plus ou en moins sur la Lune ne me gênent pas. Évidemment, maintenant que le travail est terminé, j’aimerais autant rentrer à la maison. Mais rien ne me presse. Merci tout de même du tuyau. Mais qu’est-ce qui se passe, Rog ? vous avez l’air salement ennuyé ?

— Vous voyez bien, Chef. L’empereur convoque M. Bonforte. L’empereur, mon gars ! Et M. Bonforte est hors d’état d’apparaître à une audience. Ils ont joué le gambit et peut-être est-ce pour nous échec et mat ?

— Attendez un moment, Rog. Moins vite. Je vois assez bien à quoi vous voulez en venir. Mais, bon Dieu, mon ami, nous ne sommes pas encore arrivés. Nous nous trouvons à des millions de kilomètres de la Nouvelle Batavia. A deux cent cinquante ou trois cent cinquante millions de kilomètres. Ou plus ou moins, allez savoir ! D’ici à notre arrivée le toubib aura bien réussi à essorer complètement le cerveau de son malade et à le requinquer suffisamment pour qu’il puisse jouer sa partie. N’est-ce pas ?