Et quand la chose était possible, une photographie de l’intéressé. Parfois aussi, mais, facultativement, une sorte de curriculum vitae, c’est-à-dire des informations non plus apprises directement de bouche à oreille, mais résultant de recherches proprement dites. Cela dépendait de l’importance politique de la personne. Dans certains cas, le C.V. atteignait à la biographie en forme, longue de plusieurs milliers de mots.
Bonforte et Penny portaient l’un et l’autre des enregistreurs microscopiques actionnés par la chaleur du corps. Quand Bonforte se trouvait seul, il sautait sur l’occasion (salle d’attente, promenade en voiture, etc.) pour dicter dans le sien. Et, quand Penny l’accompagnait, elle s’en occupait, elle. Son enregistreur avait l’apparence d’une montre-bracelet. Penny n’aurait pas eu le temps, à elle seule, de transcrire et de microfilmer toute cette documentation. C’étaient deux des filles de chez Jimmy Washington qui s’en chargeaient, à plein temps.
Quand Penny m’eut montré ces archives Farley, la masse énorme de celles-ci (et Dieu sait que ça faisait une masse énorme, même à dix mille mots la bobine !), quand elle m’eut dit que c’était là toute la documentation personnelle concernant toutes les personnes que Bonforte connaissait, je poussai un crimissement (De crier + gémir + une certaine intensité de sentiment).
— Dieu ait pitié de nous, mon enfant ! je savais bien que la chose n’était pas faisable. Comment une seule personne pourrait-elle se mettre cela dans le crâne !
— Mais bien sûr que c’est impossible !
— Quand vous me disiez qu’il se souvenait de tout ça, au sujet de ses amis et connaissances ?
— Ce n’est pas tout à fait ça. J’ai dit que c’était tout ce qu’il aurait voulu se rappeler. Mais, comme il ne le peut pas, voici comment il procède. Ne vous tracassez pas. Inutile de rien apprendre du tout. Il suffit que vous sachiez que cela existe. Et moi, je suis là pour veiller à ce qu’il dispose d’au moins deux minutes d’avance pour se mettre au courant du dossier qu’il faut. Avant l’entrée des visiteurs. Et en cas de besoin, je peux vous protéger de la même façon que je le protège.
Je regardai le dossier-type posé devant moi : M. Sauders de Pretoria, Afrique du Sud. Son bull-dog s’appelle « Snuffles Bullyboy ». Plusieurs enfants des deux sexes sans signes caractéristiques. M. Sauders prend le whisky avec du soda et un rien de citron.
— Vous voulez dire, Penny, que M. Bonforte prétend se souvenir de détails de ce genre ? Cela me paraît invraisemblable.
Au lieu de se mettre en colère de cette atteinte à son idole, Penny acquiesça d’un signe de tête :
— Moi aussi, dit-elle, j’ai eu cette impression. Mais vous ne voyez pas les choses comme il faut les voir, Chef. Vous arrive-t-il de noter le numéro de téléphone de vos amis ?
— Mais naturellement. Pourquoi ?
— Est-ce malhonnête ? Vous excusez-vous auprès de vos amis de vous soucier si peu d’eux que vous ne puissiez même pas vous rappeler leur numéro de téléphone ?
— Là, vous avez gagné, Penny. Je capitule.
— Oui ! ce sont là des choses dont il voudrait se souvenir, s’il avait une bonne mémoire. Puisqu’elle ne l’est pas, il n’est pas plus injuste ou plus ridicule de noter ce genre de choses de cette façon, que de noter les dates d’anniversaire de vos amis. Eh bien, c’est exactement ça. Un immense pense-bête qui couvre tous les sujets possibles… Non ! ce n’est pas seulement ça. Avez-vous déjà rencontré quelqu’un de vraiment important ?
— Euhhh ! attendez donc, oui, je vois quel genre de personnes vous voulez dire… oui ! j’ai rencontré le président Warfield, je devais être âgé d’une dizaine d’années.
— Et vous vous souvenez de quoi ?
— Eh bien, il m’a demandé : « Comment t’es-tu cassé ce bras, mon garçon ? » Et j’ai répondu : « En faisant de la bicyclette, monsieur le Président. » Et il m’a dit : « Ça m’est arrivé à moi aussi. Mais moi, c’était la clavicule. »
— Et vous croyez qu’il s’en souviendrait, s’il vivait encore ?
— Bien sûr que non !
— Eh bien, peut-être que si tout de même, au cas où il vous aurait noté dans les archives Farley. Ces archives justement comprennent les garçons de cet âge, parce que les garçons grandissent, deviennent des hommes. Ce qui est important, ce qu’il faut retenir, c’est que des personnes comme le président Warfield rencontrent beaucoup trop de gens pour pouvoir se souvenir d’eux. Chacune des personnes qui constituent cette foule sans visage, se rappelle son entrevue avec le grand homme, et elle se la rappelle dans le détail. Mais la personne vraiment importante dans la vie de quiconque, c’est lui-même, et l’homme politique ne devra jamais négliger cet aspect de la question. C’est ainsi qu’il est poli, qu’il est amical et généreux pour un politicien, de disposer d’une méthode qui lui permette de se rappeler ce genre de petites choses qu’ils n’oublieront pas, eux, à son sujet. C’est essentiel, en politique.
J’avais fait tirer à part le dossier sur le roi Guillaume. Il était relativement peu fourni, ce qui me surprit tout d’abord. Mais peut-être Bonforte ne connaissait-il pas bien le roi, et ne l’avait-il rencontré qu’officiellement. Bonforte n’avait-il pas été président du Conseil avant la mort du roi Frédéric ? Pas de biographie, mais seulement l’indication : Voir Maison d’Orange-Nassau. Ce que je me gardai de faire. Je n’avais tout simplement pas le temps de parcourir à cloche-pied plusieurs millions de mots consacrés à l’histoire d’avant et depuis l’Empire. Et du reste, j’avais eu la mention très bien en histoire, quand j’étais au collège. Tout ce que j’aurais désiré connaître à propos de l’empereur, c’était ce que Bonforte avait connu à son sujet et que personne d’autre ne connaissait.
Mais les archives Farley ne comportaient-elles pas des notices consacrées aux personnes à bord du Tom-Paine ? Puisque : a) c’étaient des personnes, et que b) Bonforte les avait rencontrées. Je les demandai à Penny, qui parut surprise.
Mais le plus surpris, bientôt, ce fut moi !
Le Tom-Paine ne comptait à son bord pas moins de six députés ! Il y avait Rog Clifton et M. Bonforte, naturellement, mais aussi Dak Broadbent. Broadbent, Darius K. représentant à la Grande Assemblée de la Ligue des Voyageurs libres, division supérieure. J’appris, de plus, qu’il était docteur ès sciences, mention physique, et champion de tir au pistolet de l’Empire, auteur aussi de trois volumes de vers publiés sous le pseudonyme de « Acey Wheelwright ». (Ne jamais juger quelqu’un à sa valeur faciale.)
Et en marge cette annotation de Bonforte : « Proprement irrésistible pour ce qui est des femmes et vice versa. »
Penny et le Dr Capek appartenaient aussi au grand parlement. Jusqu’à Jimmy Washington, représentant d’une circonscription sûre, comme on devait me l’expliquer plus tard. Il avait reçu l’ordination de la première Eglise biblique du Saint-Esprit, dont j’ignorais tout, mais ce qui expliquait certainement ses lèvres serrées et son air ascétique.