Quant à Penny (l’honorable Mlle Pénélope Taliaferro Russel) elle était docteur en sciences politiques et représentait les diplômées d’université sans circonscription fixe, autre chasse réservée (je l’appris plus tard), neuf sur dix de ces diplômées étant membres du Parti expansionniste.
Et sous ces détails, figuraient sa taille de gants, ses mesures, ses goûts en fait de couleurs… ses préférences en matière de parfum (Désir sauvage de chez C. bien entendu !), et quelques autres détails, inoffensifs pour la plupart. Mais il y avait les commentaires :
« Honnête jusqu’à la névrose, confond les chiffres, s’enorgueillit de son sens de l’humour (elle en est tout à fait dépourvue), surveille sa ligne mais s’empiffre de cerises confites ; complexe de la petite mère de tout ce qui respire, incapable de résister à la lecture de n’importe quel imprimé. »
Et en marge, de l’écriture de Bonforte :
« On vous y prend, P’tite-Tête-Frisée, encore en train de fourrer le nez dans ce qui n’est pas vos affaires. »
Comme je lui rendais les dossiers, je demandai à Penny si elle avait lu le sien. Elle me dit que « ça ne me regardait pas ». Puis elle rougit et me pria de l’excuser.
Presque tout mon temps était pris par l’étude. Mais je veillais néanmoins à travailler ma ressemblance. J’avais vérifié les nuances au colorimètre, refait soigneusement les rides, ajouté deux verrues, et passé le tout à la brosse électrique. Ce qui entraînerait l’obligation d’un peeling complet quand je voudrais retrouver ma peau primitive.
Mais c’était donné en regard du résultat, du maquillage indestructible, résistant à l’acétone, garanti contre les coups de serviette les plus maladroits. J’allai jusqu’à m’ajouter la cicatrice de la mauvaise jambe, d’après une photographie que Capek avait fait tirer pour le carnet de santé de M. Bé. Si Bonforte avait eu femme ou maîtresse, elle aurait difficilement distingué l’imposteur de son modèle, simplement d’après l’apparence physique. Je me donnais beaucoup de peine, mais cela me laissait parfaitement libre pour ce qui était de la partie véritablement difficile de mon rôle.
Je m’imprégnais de la doctrine, de la pensée de Bonforte, je m’instruisais des thèses du Parti expansionniste, c’était lui, non pas seulement son dirigeant le plus en vue, mais son philosophe et son plus grand homme d’État. Lors de sa fondation, l’Expansionnisme n’était rien de plus qu’un des mouvements de la Destinée Manifeste, et une fraction de la coalition hétérogène de groupes qui n’avaient en commun que la conviction vague et simpliste que le Ciel est ce qui compte en premier dans l’Avenir des Hommes. Bonforte avait donné au Parti un corps de doctrine et une morale. Il lui avait apporté ce thème de la liberté et de l’égalité des droits fleurissant à l’ombre du drapeau impérial. Et aussi cette insistance sur la notion que l’homme se devait de ne pas refaire dans le ciel les mêmes erreurs que celles qui avaient été commises par la sous-race blanche en Afrique et en Asie.
Ce qui m’avait le plus frappé (j’étais alors bien novice) était que l’histoire des débuts du Parti expansionniste rappelait à s’y méprendre l’histoire actuelle des Humanistes. J’ignorais encore qu’il arrive que les mouvements, comme les personnes, se modifient en vieillissant. On m’avait raconté que le Parti de l’humanité avait commencé à la suite d’une scission avec l’Expansionnisme mais je n’y avais jamais pensé. En fait, la chose allait de soi. Les partis politiques qui ne tenaient pas le regard fixé sur le firmament fondaient au soleil des impératifs de l’histoire, cessaient de compter des candidats. Et l’unique parti qui avait avancé sur la bonne piste devait, nécessairement, se diviser en factions.
Mais je m’emballe. Ma formation politique ne procédait pas avec cette logique. J’avais commencé par me plonger dans les discours de Bonforte. Il est vrai que j’en avais déjà fait autant à mon précédent voyage, mais alors, j’avais étudié sa façon de parler ; à présent, j’étudiais ce qu’il disait.
Bonforte était orateur dans la grande tradition, mais c’était un maître, aussi, de l’intervention au vitriol. Par exemple ce discours de New Paris, fait au moment de la grande affaire du traité avec la Concorde de Tycho, cette ligue de Nids martiens. Ce traité l’avait mis en minorité. Il l’avait fait voter. Mais sous l’effort, la coalition avait cédé peu après, et il n’avait pu rassembler le nombre de voix nécessaires au vote de confiance suivant. Mais Quiroga n’avait pas osé dénoncer le traité pour autant. J’écoutais ce discours avec d’autant plus d’intérêt que moi-même, à l’époque, j’avais été contre le traité. L’idée que les Martiens devaient jouir des mêmes privilèges que les humains, sur terre, m’avait été insupportable jusqu’à ma visite au Nid de Kkkah.
« Mon adversaire, disait Bonforte, avait quelque chose de menaçant dans la voix ; il voudrait faire croire que la devise du Parti qui se dit Parti de l’Humanité : Gouvernement des humains, par les humains et pour les humains n’est qu’un rajeunissement des mots immortels de Lincoln[2]. La voix est celle d’Abraham, mais la main est celle du Ku Klux Klan. Le véritable sens de cette devise d’apparence inoffensive est : Gouvernement de toutes les races par les humains exclusivement au profit de quelques rares privilégiés.
« Mon adversaire protestera qu’il agit en vertu d’un mandat divin et qu’il répand les lumières à travers les étoiles, qu’il dispense notre propre variété de civilisations pour le plus grand profit des sauvages. Nous connaissons cette école de sociologie. C’est l’école des bons Nègres qui chantent des hymnes et du Bon Maître qui aime tous ces enfants noirs. Le beau tableau… Il est dommage cependant que le cadre en soit trop petit, et qu’il ne montre pas le comptoir, le billot et la cravache qui en font indissolublement partie. »
Et je me trouvais en train de devenir sinon un expansionniste, du moins un bonfortiste. Je ne crois pas que la logique des discours m’ait convaincu. Je ne crois pas qu’ils aient été logiques. Mais j’étais réceptif. Je voulais comprendre ce qu’il disait, le comprendre assez minutieusement pour pouvoir parler à sa place, en cas de besoin.
De toute manière, voilà un homme qui savait ce qu’il voulait et (chose plus rare encore !) pourquoi il le voulait. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être impressionné, et cela me forçait à un retour sur soi-même.
Je vivais pour quoi ?
Pour mon métier, bien sûr ! J’avais été élevé dans son climat. Il me plaisait. J’étais pénétré de la conviction profonde, mais nullement raisonnée, que l’art valait l’effort fait pour l’exercer dignement… et aussi, c’était la seule façon que je connusse de gagner ma vie. Mais quoi d’autre ?
Les écoles de morale formalistes ne m’avaient jamais fait beaucoup d’effet. Je les avais abondamment échantillonnées (les bibliothèques publiques offrent une ample source de récréation aux acteurs sans le sou), mais je les avais trouvées aussi pauvres en vitamines qu’un baiser de belle-mère. Avec le temps et suffisamment de papier, un philosophe peut prouver ce qu’il veut.
La morale qu’on enseigne à presque tous les enfants ne m’inspirait pas moins de mépris. Presque tout son bavardage et les parties qui paraissent compter le plus se résument par la proposition sacrée qu’un « bon » enfant est celui qui ne dérange pas le sommeil de sa mère et qu’un homme « bon » est celui qui réussit à se constituer un compte en banque confortable sans se faire prendre. Non merci !
2
Il avait déclaré : «