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Tout cela, à part la première phrase, était pur Bonforte, à peine adapté aux besoins de l’instant.

— Pas la peine, dit-il. Gardez vos discours pour les réunions électorales, je posais simplement la question… Mais vous êtes tout à fait sûr que cette liste vous convient ?

Je tendis la main. Il me passa la liste. Seigneur Dieu ! il était évident que l’empereur me précisait, pour autant que la Constitution lui permît de le faire, que, selon lui, Braun ne faisait pas l’affaire. Mais, par les flammes de l’enfer ! Qu’avais-je à faire, moi, à modifier la liste dressée par Rog et Bill ?

D’autre part, ce n’était pas la liste de Bonforte. Simplement celle qu’ils croyaient que Bonforte aurait composée s’il avait été en possession de l’intégrité de ses moyens.

Soudain, je souhaitai pouvoir opérer une rapide sortie afin d’aller demander à Penny ce qu’elle pensait de Braun.

Après quoi, je saisis une plume sur le bureau de Guillaume, barrai Braun, puis écrivis « DE LA TORRE » en grandes capitales d’imprimerie, car je n’osais toujours pas me risquer à écrire de l’écriture de Bonforte. L’Empereur se contenta d’ajouter :

— Ça m’a l’air d’une bonne équipe. Bonne chance, Joseph ! Dieu sait que vous en aurez besoin.

C’en était fini de l’audience, en tant que telle. J’avais hâte de partir. Mais l’on ne quitte pas ainsi les souverains. C’est une des prérogatives qu’ils conservent. Il désirait me montrer son atelier et ses nouveaux modèles de trains électriques. Je pense que personne n’a fait autant que lui pour faire revivre cette ancienne distraction. Personnellement, je n’ai jamais pu me faire à l’idée que c’était là une occupation d’adulte. Je n’en proférai pas moins des sons inarticulés polis au sujet de sa nouvelle locomotive-joujou, qui prétendait représenter le célèbre « Royal Scotsman ».

— Ah ! me disait-il, si on m’avait facilité les débuts, je crois que j’aurais fait un assez bon chef d’atelier ou un maître constructeur de machines. Mais le hasard de la naissance était contre moi.

— Vous croyez vraiment que vous auriez préféré ça, Guillaume ?

— Je ne sais pas, répondit-il, toujours à quatre pattes sur le tapis et les yeux fixés sur les entrailles de son monstre en modèle réduit : ce boulot que j’ai n’est pas un mauvais boulot. Pas de cadences infernales ! L’horaire n’est pas dur, la paie est bonne et la stabilité d’emploi excellente. (Compte non tenu des risques de révolution, mais pour ce qui est de ça, ma politique a toujours été heureuse.) Il faut dire qu’une grande partie du travail est fastidieuse, et pourrait être faite, aussi bien, par n’importe quel comédien de second ordre… Je soulage votre fonction d’un tas de premières pierres à poser et de revues auxquelles j’assiste, vous savez ?

— Je sais et j’apprécie votre collaboration à sa juste valeur.

— Il arrive très rarement que je puisse donner mon petit coup d’épaule dans la bonne direction, dans ce que je crois être la bonne direction. Ah ! le métier de roi est un drôle de métier, Joseph. Ne le prenez jamais, Joseph !

— Mais si j’en avais envie, je crains qu’il ne soit un peu tard.

Il fit une modification infime et précise à son jouet et poursuivit :

— Oui… Mon vrai travail ici est de vous empêcher de devenir fou.

— Ahhh !

— Mais naturellement. La « psychose situationnelle » est la maladie professionnelle des chefs d’État. Mes prédécesseurs dans la profession, ceux qui régnaient effectivement, étaient tous un petit peu braques. Et regardez vos présidents américains, combien de fois n’est-il pas arrivé que l’emploi les ait tués dans leur fleur ? Tandis que moi, je n’ai pas besoin de faire fonctionner, j’ai un professionnel comme vous pour le faire. Et vous, non plus, vous n’avez pas à subir les effets de la pression qui tue. Vous, ou ceux qui sont dans vos petits souliers, vous pouvez toujours laisser tomber si ça va trop mal. Et ce vieil empereur (c’est presque toujours le « vieil » empereur puisque, en général, nous montons sur le trône à l’âge où les autres prennent leur retraite), et ce vieil empereur est toujours là pour maintenir la continuité et pour préserver le symbole de l’État, pendant que vous autres professionnels vous redistribuez les cartes. (Il cligna de l’œil, solennel.) Mon travail n’est pas prestigieux, mais il est utile.

Il abandonna ses trains d’enfant, et nous regagnâmes le bureau. Je pensais qu’il allait me laisser partir. En effet, il me dit :

— Je devrais vous laisser retourner à votre travail. Votre voyage n’a pas été trop pénible ?

— Oh non ! j’ai travaillé.

— Naturellement. C’est bien ce que je supposais… A propos, qui êtes-vous ?

— Sire…

— Allons, mes fonctions me donnent droit, à quelques privilèges, je l’espère. Dites-moi la vérité. Il y a une bonne heure que je sais que vous n’êtes pas Joseph Bonforte. Mais je dois dire que sa propre mère aurait de la peine à s’en apercevoir. Vous avez jusqu’à ses tics. Mais qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Lawrence Smythe, Majesté, balbutiai-je.

— Allons, prenez sur vous, mon ami. Il y a un bout de temps que j’aurais pu appeler la garde si j’en avais eu l’intention. Est-ce qu’on vous a envoyé ici pour que vous m’assassiniez ?

— Non, sire, je suis un loyal sujet de Votre Majesté !

— Vous avez une singulière façon d’en témoigner, mon ami… Très bien. Versez-vous encore un verre, asseyez-vous et racontez-moi ça.

Je le lui racontai, jusqu’au moindre détail. Mais il me fallut pour ce faire bien plus d’un seul verre de whisky de plus. Aussi commençais-je à me sentir mieux. Il parut fâché quand je lui annonçai le kidnapping de Bonforte, mais quand je l’eus mis au fait des sévices qu’on lui avait fait subir, je vis son visage s’assombrir et ses traits animés d’une fureur jupitérienne. Il se contint néanmoins et finit par me demander :

— Mais alors ce n’est plus qu’une question de jours avant qu’il retrouve la pleine forme ?

— Le Dr Capek l’assure.

— Surtout, ne le laissez pas se remettre au travail avant qu’il ait tout à fait repris. C’est un homme de valeur. Vous le savez bien. Il en vaut cinq ou six comme vous et moi. Aussi, continuez le doublage et laissez-le guérir tout à fait. L’Empire a besoin de lui.

— Oui, sire.

— Laissez tomber le « sire », s’il vous plaît. Puisque vous le remplacez, appelez-moi Guillaume comme il le fait… A propos, savez-vous que c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille.

— Non, Ma… non ! Guillaume.

— Il y a vingt ans qu’il m’appelle Guillaume. Et j’ai trouvé drôle, décidément, que brusquement il change, dans le privé, simplement parce qu’il venait me voir à propos d’affaires officielles. Mais je ne le soupçonnais pas vraiment. Tout de même, si re-mar-qua-ble qu’ait été votre performance personnelle, et j’y insiste, c’est de toute première classe, tout de même, ça m’a fait réfléchir. Et puis, quand nous sommes allés voir les trains électriques, là, j’ai su.

— Je vous demande pardon, et comment avez-vous su ?

— Parce que vous avez été poli, mon vieux. Je lui faisais voir mes trains, et lui, pour se venger, il se faisait toujours aussi grossier et désagréable que possible. Il me reprochait cette distraction scandaleuse pour une grande personne, cette façon de gaspiller mon temps. C’était une petite représentation obligatoire que nous ne manquions jamais de donner. Et qui nous faisait bien plaisir à tous les deux, je dois dire.

— Mais… je ne savais pas.

— Comment auriez-vous pu le savoir ?