Выбрать главу

Dubois. — Quelle intelligence ? Tu l’as vu ? Un coq dans une grange. Bien sûr, pour la taille et la forme, et la ressemblance du crâne et de la figure, il fait l’affaire. Mais il n’y a rien derrière. Il piquera une crise de nerfs et il se mettra à table. Et pour jouer le rôle, il ne saurait pas. C’est un acteur de province, un cabot de village.

L’immortel Caruso accusé de faire des fausses notes ne se serait pas senti plus injurié que moi. Pourtant, j’ai idée qu’à ce moment précis, je justifiais mes prétentions à la royauté des Talma et des Coquelin. Oui ! je continuais à me polir les ongles, je ne réagissais pas. Simplement, j’avais noté qu’un jour il faudrait en l’espace de vingt secondes faire rire et pleurer, les deux, l’ami Dubois. Quelques minutes d’attente, encore, puis je m’approchai du « silencieux ». Les deux hommes se turent quand ils virent que je faisais mine de pénétrer. Et moi, très tranquillement :

— Au temps pour moi, messieurs, j’ai changé d’idée.

Dubois parut soulagé.

— Alors l’emploi ne vous intéresse pas ?

— Au contraire, j’accepte. Inutile d’expliquer. L’ami Broadbent ici présent m’assure que ce travail n’est pas de nature à me troubler la conscience, et je lui fais confiance. Il m’affirme qu’un acteur lui est nécessaire. Les raisons du producteur ne me regardent pas. Donc j’accepte.

Dubois semblait furieux, mais n’ouvrit pas la bouche.

Je m’attendais à voir Broadbent satisfait. Au lieu de quoi il avait l’air inquiet :

— Bon, fit-il : allons-y donc. Lorenzo, j’ignore pour combien de temps nous allons avoir besoin de vous. Quelques jours sans doute, pas plus. Et pendant cette période, vous ne serez en représentation qu’une heure au plus, en deux ou trois reprises.

— Aucune importance, à condition qu’on me laisse étudier mon rôle… je veux dire mon « imitation »… Mais combien de jours à peu près ? Vous aurez besoin de moi pendant combien de temps approximativement ? Il faut que j’avertisse mon agent.

— Non ! non ! surtout pas ça.

— Très bien ! comme vous voudrez alors. Mais combien de temps, à peu près ? une semaine ?

— Moins que ça… Ou alors, nous sommes flambés.

— Pardon ?

— Peu importe. Est-ce qu’une centaine d’impérials par jour, cela vous convient ?

J’hésitai. Je me rappelais avec quelle facilité j’avais obtenu mon minimum simplement pour l’aller voir à l’Eisenhower… Non ! il fallait faire un geste, à présent :

— Ne parlons pas de ça, voyons. Je n’ai aucune inquiétude à ce propos. Je suis convaincu que vous saurez m’offrir une rétribution en rapport avec la valeur de ma création.

— Très bien… très bien !… Jock, appelle le terrain. Puis appelle Langston et dis-lui que nous commençons tout de suite l’Opération Mardi-Gras. Il faut synchroniser avec lui… Par ici Lorenzo. (Il me conduisit dans la salle de bains, il ouvrit un étui, demanda :) Est-ce que ce bazar peut vous être d’une utilité quelconque ?

Le bazar, c’était la sorte de trousse qu’on vend, sous le nom de nécessaire de maquillage, aux débutants. Pour un prix exorbitant, du reste.

— Si je comprends, monsieur, lui demandai-je, vous désireriez que je commence tout de suite, ici ? Sans avoir eu le temps d’étudier le rôle ?

— Non. J’aimerais seulement que vous changiez de visage pour le cas, improbable d’ailleurs, où quelqu’un risquerait de vous reconnaître. N’est-ce pas possible ?

— Être reconnu, que voulez-vous, c’est la rançon de la gloire.

— Raison de plus. Arrangez-vous pour changer de physionomie, qu’on admire quelqu’un d’autre que vous, justement.

Je poussai un soupir. Nul doute. Il m’avait tendu ce jouet d’enfant, persuadé que c’étaient bien là mes accessoires professionnels. Ces graisses de couleur bonnes pour des clowns, ces gommes teintes à l’alcool, puantes, cette chevelure-étoupe qui devait avoir été soustraite aux mèches du tapis, dans le salon de la tante Margot… Et pas même un gramme de Silikoflesh, pas de brosses électriques, aucun ustensile moderne. Il est vrai qu’un artiste véritable peut faire merveille avec une allumette brûlée, les quelques objets dépareillés qu’on peut trouver dans une cuisine… et son propre génie. Je m’occupai donc de l’éclairage avant de céder à la songerie créatrice.

Parmi les nombreuses manières qui existent de rendre méconnaissable un visage connu, la plus simple est l’utilisation de ce qu’on peut appeler le « détournement d’intérêt ». (L’attention du spectateur est délibérément portée sur autre chose.) Si vous faites endosser un uniforme par une personne donnée, il est peu probable qu’on lui regardera le visage. Est-ce que vous avez regardé la figure du dernier agent de police que vous avez rencontré ? Pourriez-vous l’identifier au cas où vous le rencontreriez en civil ? L’utilisation du trait caractéristique relève du même principe. Donnez un nez énorme à une personne donnée, ajoutez-y peut-être un peu d’acné rosacée, et l’homme de la rue ouvrira de grands yeux, fasciné par ce nez, et rien d’autre. Le monsieur bien élevé détournera le regard. Mais personne n’aura vu le visage.

J’étais dans l’obligation d’écarter ces manœuvres primitives étant donné que mon employeur souhaitait sans doute qu’on ne me remarquât point du tout. Il ne souhaitait pas qu’on se souvînt de moi en raison d’un trait particulier.

Problème beaucoup plus difficile !

Se mettre en évidence est à la portée du premier venu.

Il faut beaucoup de talent pour passer inaperçu. Il me fallait une figure aussi banale, aussi impossible à se rappeler que la figure véritable de l’immortel Alec Guiness. Hélas ! mes traits aristocratiques sont trop « distingués », trop beaux, hé oui ! et c’est un regrettable handicap pour un acteur de genre. Mon père avait coutume de dire :

« Larry, tu es sacrement trop joli ! (Et il poursuivait :) si tu ne fiches pas en l’air ce genre nonchalant et que tu ne t’appliques pas à apprendre le métier, je te vois mal parti ; tu es embarqué dans une carrière de jeune premier et tu passeras quinze ans à jouer les jeunes premiers. Convaincu avec ça, et à tort, que tu es un acteur. Et tu finiras vendeur de sucre d’orge dans les couloirs… Il y a deux vices capitaux dans le métier : être idiot et être joli garçon. Tu es les deux à la fois. »

Sur ce, il ôtait sa ceinture et se mettait en devoir de me stimuler l’esprit. Parce que papa avait ses idées à lui en matière de psychologie pratique. Il était persuadé, notamment, que le réchauffement du grand fessier au moyen d’une courroie de cuir soulageait la cervelle des jeunes garçons d’un excès de sang. Cette théorie est peut-être sans fondement, mais les résultats parlent en sa faveur. Je n’avais pas encore atteint la quinzième année, qu’au fil de fer détendu je réussissais déjà à me tenir sur la tête, que je savais par cœur des pages et des pages de Shakespeare et de Shaw, et que j’enlevais mon public, simplement en allumant ma cigarette.

Quand Broadbent passa le nez à la porte, j’étais en proie aux affres de la création :

— Seigneur ! s’écria-t-il : quoi ! encore rien de fait ?

Ici, regard froid de votre serviteur :

— J’ai supposé, lui dis-je, que vous désiriez ce que je fais de mieux. Je ne puis tout gâter par une hâte intempestive. Est-ce que vous demanderiez à un cordon bleu d’inventer une sauce sur le dos d’un cheval au galop ?

— Au diable les chevaux. Il s’agit bien de ça. Il vous reste six (deux fois trois) minutes. Si d’ici là vous n’avez rien trouvé, il faudra tout risquer quand même.