« Attention à celui-ci, beaucoup de voix derrière lui et il est moins bête qu’il n’en a l’air. Repassez-le-moi et je marchanderai. »
Je ne sais pas qui gouvernait. Sans doute, les hauts fonctionnaires. Mais tous les matins il y avait une pile de papiers à signer sur ma table. J’y apposais la signature illisible de Bonforte, et Penny les emportait. Jamais je n’avais le temps de les lire. Les dimensions de la machine gouvernementale de l’Empire m’épouvantaient. Comme nous nous rendions à une réunion qui avait lieu en dehors de nos bureaux, Penny m’avait conduit par ce qu’elle avait appelé un raccourci et qui traversait les archives : des kilomètres et des kilomètres de classeurs qui n’en finissaient pas, tous installés sur courroies mobiles de telle sorte qu’on ne perdait pas sa journée entière quand on partait à la recherche d’un dossier.
Et Penny qui me disait que ce n’était qu’une seule aile ! Le véritable classement se trouvait, paraît-il, dans une grotte de la dimension de la Grande Assemblée. De quoi se réjouir que l’administration pour moi n’était pas une carrière, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, une sorte de violon d’Ingres temporaire.
Voir des gens était une corvée réduite au minimum obligatoire, bien qu’inutile, étant donné que c’était Rog (ou Bonforte par son intermédiaire) qui décidait. Mon vrai travail consistait à prononcer des discours électoraux. Une rumeur sans consistance avait été lancée, selon laquelle mon cœur avait été atteint par « la maladie à virus » et qu’on m’avait conseillé de ne pas quitter l’atmosphère à basse gravité de la Lune. A vrai dire je reculais devant les risques d’une tournée de discours sur Terre, encore plus devant ceux d’un voyage à Vénus. Plus d’archives Farley si je commençais à fréquenter la foule. Sans compter les dangers inconnus des troupes d’assaut actionnistes. Ce que je ne dirais pas une fois qu’on m’aurait administré une dose même minime de néodexocaïne ! nous aimions tous mieux ne pas y songer. Et moi-même en tête.
Quant à Quiroga, il n’arrêtait pas. Il allait de continent en continent, apparaissant à la stéréo ou en chair et en os, dans les villes et dans les campagnes. Mais cela n’inquiétait nullement Rog. Il haussait des épaules et disait :
— Laissez-le faire. Il n’y a pas de voix à gagner en apparaissant devant les auditoires des réunions électorales. Cela ne sert qu’à surmener l’orateur. Le public se compose exclusivement de convaincus.
J’espérais qu’il savait de quoi il parlait.
De toute manière, la campagne ne devait durer que six semaines depuis la démission de Quiroga. Et je passais tous les jours sur les ondes soit sur l’écran des grands réseaux soit que mes discours enregistrés partent à destination de publics moins étendus, par diffusion différée. Nous commencions à avoir nos habitudes. Je recevais un brouillon, un projet. (De Bill sans doute, mais je ne le voyais jamais.) Je retravaillais dessus. Rog prenait la version revisée. Et il me la rapportait, approuvée en général, sous réserves de rares corrections de la main de M. Bé, qui se faisait tout à fait indéchiffrable. Au micro, je n’improvisais jamais autour de ce qu’il avait modifié alors que pour le reste je n’hésitais jamais à le faire. Le plus souvent, Bonforte supprimait des adjectifs, ou il renforçait l’expression.
Mais peu à peu, il y eut moins de corrections. Je commençais à savoir comment écrire.
Je ne l’avais toujours pas vu. Je sentais que je ne pourrais pas porter sa tête après l’avoir vu sur son lit de douleurs. Et je n’étais pas le seul et unique de la petite famille à ne pas l’aller voir puisque Penny avait été jetée dehors par Capek, « dans votre propre intérêt, mademoiselle ».
En effet, Penny était devenue distraite, capricieuse et irritable depuis notre arrivée à la Nouvelle Batavia. Elle avait de grands cernes noirs au-dessous des yeux comme un raton laveur. Et moi, j’attribuais tout ça à la fatigue causée par la campagne électorale, ajoutée au souci qu’elle se faisait pour la santé de Bonforte. Ce n’était qu’en partie vrai. Capek qui veillait au grain avait agi de sa propre initiative. Il lui avait fait subir une légère séance d’hypnose, lui avait posé quelques questions, puis interdit sans réplique de revoir Bonforte avant la fin de l’opération « Doublage » et mon départ.
La pauvre fille était en train de perdre la tête simplement parce qu’elle rendait visite dans sa chambre de malade à l’homme dont elle était folle d’amour sans espoir, puis qu’elle se rendait aussitôt à son travail où elle trouvait un homme qui parlait comme celui qu’elle venait de quitter, mais qui était, lui, en bonne santé. Elle commençait tout doucement à me détester.
Le bon vieux toubib alla à la racine du mal. Il lui donna ses conseils les plus réconfortants et lui interdit l’accès de la chambre de Bonforte, dorénavant. Cela ne me regardait pas et, à l’époque, l’on ne me mit pas au courant. Mais Penny se requinqua et redevint la charmante et incroyablement efficace jeune personne qu’elle était.
Et cela avait bien son importance pour moi. Une ou deux fois au moins, j’avais été sur le point de laisser tomber le grand cirque, ou plutôt je l’aurais fait si Penny n’avait pas été là.
Mais il y eut une réunion à laquelle je fus forcé d’assister. Celle de la commission exécutive électorale. Le Parti expansionniste étant un parti de minorité, n’étant que la fraction la plus importante d’une coalition de plusieurs partis qui n’avaient été maintenus ensemble que par la personnalité du Chef, il me fallait, à sa place, distribuer le sirop adoucissant à toutes ces prima donna. On m’avait tout indiqué avec des raffinements de minutie, et Rog était assis à mes côtés, prêt à me donner l’indication nécessaire en cas de besoin. Mais impossible de me faire remplacer.
Donc moins de quinze jours avant le jour des élections, nous devions tenir une réunion au cours de laquelle les « bourgs pourris » seraient distribués.
Le parti disposait toujours d’une quarantaine de circonscriptions permettant soit de transformer quelqu’un en ministre possible, soit de faciliter la tâche à un secrétaire politique. Quelqu’un comme Penny, par exemple, devenait encore beaucoup plus utile en devenant membre de l’Assemblée ce qui lui permettait de pénétrer dans tous les comités par exemple. Ou alors, d’autres raisons politiques présideraient au choix de ces candidats qu’on dotait d’une circonscription où ils seraient sûrement élus. Bonforte lui-même en avait une, ce qui lui épargnait le souci de sa propre campagne électorale. Clifton se trouvait dans le même cas. Dak en aurait bénéficié aussi, mais il n’avait pas besoin de solliciter les suffrages de ses collègues des syndicats de pilotes. Rog alla même jusqu’à me laisser entendre que si je voulais revenir un jour sous ma véritable apparence, je n’aurais qu’à parler et que mon nom figurerait sur la liste.
Certains des « bourgs pourris » étaient réservés aux fidèles du parti qu’on savait prêts à offrir leur démission dans le délai le plus bref dès qu’il serait nécessaire au parti de disposer d’un siège en faveur d’un candidat à un poste de cabinet, par exemple.
Le tout avait un très fort goût de paternalisme et de petite assemblée souveraine. La coalition étant ce qu’elle était, il fallait Bonforte pour trancher entre parties prenantes et soumettre la liste des sièges attribués. C’était une corvée des derniers jours qui précédaient de peu la rédaction des listes, ce qui permettait les modifications de la dernière heure.
Quand Rog et Dak firent leur entrée, je travaillais à un discours et j’avais donné pour instruction à Penny de ne me déranger qu’en cas d’incendie. Quiroga venait de faire, à Sydney, Australie, une déclaration absurde dont nous pouvions prouver la fausseté, de façon à le gêner fort. Je n’avais pas attendu un projet. Et je comptais que ma version serait approuvée.