Quand ils furent entrés, je leur lus mes premiers paragraphes :
— Alors, qu’en dites-vous ?
— Ça devrait lui clouer le bec, répondit Rog. Chef, voici la liste des candidatures proposées. Vous voulez jeter un coup d’œil ? Il faut que nous arrivions là-bas d’ici vingt minutes.
— Sacré meeting ! je ne vois pas du tout pourquoi j’irais là-bas ni pourquoi je regarderais la liste. Quelque chose de spécial ?
Je n’en regardai pas moins la liste : Je connaissais tous ces noms grâce aux archives Farley. D’autres, je les connaissais pour avoir rencontré ceux qui les portaient. Je savais, en outre, pour quelle raison l’on avait proposé la plupart d’entre eux.
Et puis, je m’arrêtai sur un nom :
« Corpsman, William J. »
Je fis de mon mieux pour ne montrer aucune humeur et je demandai, très calme :
— Rog, Bill figure sur cette piste, pourquoi ?
— Ah oui, je voulais vous mettre au courant, Chef. Ça n’a pas toujours collé entre vous et lui, Chef. Ce n’est pas un reproche que je vous fais puisque c’était la faute de Bill. Mais enfin, il y a toujours au moins deux points de vue auxquels on peut considérer les choses. Mais vous ne vous êtes peut-être pas rendu compte d’une chose, Chef, c’est que Bill souffre d’un grave complexe d’infériorité. D’où son caractère de cochon. Voilà pour le guérir, ou l’améliorer au moins.
— Ah ?
— Oui, c’est son ambition de toujours. Vous comprenez, le reste d’entre nous a un statut officiel, nous faisons partie de la Grande Assemblée. Je veux dire nous travaillons directement sous vos… ordres, Chef. Bill, lui, se fait du mauvais sang à ce propos. Je l’ai entendu se plaindre après le troisième verre de ce qu’il n’était qu’un « salarié ». Ça le rend amer. Cela ne vous gêne pas, n’est-ce pas ? Le parti peut se le permettre et c’est payer bon marché pour l’élimination des frictions internes au Quartier général.
J’avais tout à fait retrouvé mon sang-froid maintenant :
— Ça ne me regarde pas, vous savez. Si c’est la volonté de M. Bonforte, pourquoi voulez-vous que ça me fasse quelque chose ? (Il y eut un échange de regards entre Rog et Dak.) C’est bien ce que M. Bé désire, n’est-ce pas, Rog ?
— Mets-le au courant, Rog, dit Dak.
— Vous comprenez, Chef, Dak et moi avons décidé ça. Nous avons cru bien faire.
— Et M. Bonforte n’a pas approuvé cette désignation ? Vous lui avez demandé ?
— Non, non.
— Et pourquoi pas ?
— Ça n’en vaut pas la peine. C’est un vieil homme fatigué. Je ne l’ai dérangé que pour des décisions portant sur des questions de doctrine. Ce n’est pas le cas. La circonscription reste nôtre quel que soit celui qui la représente.
— Alors pourquoi me demander mon avis ?
— Nous pensions que vous deviez être au courant. Savoir la nouvelle et savoir pourquoi. Nous pensions que vous approuveriez.
— Moi ? Vous venez me demander de décider quelque chose qui dépend de M. Bonforte. Je ne suis pas M. Bonforte. Ou bien cette décision dépend de lui, il fallait le lui demander à lui. Ou alors elle ne dépend pas de lui et il ne faut pas me demander de l’approuver.
Dak soupira et dit à Rog :
— Mets-le au courant. Ou veux-tu que je le fasse, moi ?
Clifton enleva le cigare et dit :
— Chef, M. Bonforte a eu une attaque, il y a trois jours. On ne peut pas le déranger.
Je ne dis rien, ne bougeai pas. Me récitai tout bas une longue suite de vers. Et quand je me retrouvai en forme, je demandai :
— Comment est son esprit ?
— Oh ! il a l’esprit clair. Mais il est terriblement fatigué. Cette semaine d’emprisonnement a marqué sur lui plus que nous ne nous en étions rendu compte. Il est resté dans le coma pendant vingt-quatre heures. Il en est sorti maintenant, mais il a la moitié du visage paralysée, le visage et la moitié gauche du corps entier.
— Et que dit le Dr Capek ?
— Il pense que si le caillot disparaît, il sera comme avant. Mais il ne devra pas se fatiguer. Mais, Chef, pour le moment, il est encore malade. Et il va falloir continuer la campagne électorale sans lui.
J’eus un peu l’impression que j’avais eue en apprenant la mort de mon père. Je n’avais jamais vu Bonforte. On m’apportait ses remarques en marge de la dactylographie. Et c’est à cause de sa présence dans la chambre d’à côté, que tout avait été possible.
— Bon, eh bien, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, Rog…
— Oui, Chef. Il faut que nous nous rendions à cette réunion. Mais que pensez-vous de ça ?
— Oh ! (J’essayais de réfléchir. Peut-être Bonforte aurait-il songé vraiment à récompenser Bill en lui faisant donner le droit de se faire appeler « le très honorable », simplement pour lui faire plaisir. Bonforte n’était pas mesquin. Il n’était pas homme à empêcher une vache de brouter. Dans un essai sur la politique, n’avait-il pas écrit : « Je ne suis pas un intellectuel. Et si j’ai un talent quelconque, c’est celui de mettre la main sur des collaborateurs doués et de les laisser travailler. ») Bill a travaillé pendant combien de temps pour lui ?
— Depuis un peu plus de quatre ans. (Évidemment, Bonforte avait dû aimer ce que faisait Bill.)
— Quatre ans. C’est-à-dire qu’il y a eu une fois les élections générales depuis ? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait entrer à la Chambre ?
— Je ne peux pas vous dire. Il n’en a jamais été question.
— Et Penny, quand est-ce qu’elle y est entrée ?
— Il doit y avoir à peu près trois ans. Une élection partielle.
— Eh bien, Rog, voilà la réponse.
— Je ne comprends pas.
— Mais voyons, c’est pourtant bien simple. Bonforte, s’il l’avait voulu, aurait pu faire un député de Bill à n’importe quel moment. Or, il ne l’a pas fait. Laissez cette circonscription à un démissionnaire. Et si, par la suite, M. Bé désire faire entrer Bill à l’Assemblée, il profitera d’une élection partielle pour le faire. Mais ce sera lui qui décidera.
Clifton ne fit aucun commentaire, il se contenta de dire :
— Très bien, Chef !
Quelques heures plus tard, Bill nous quittait. Je suppose que Rog avait dû lui faire savoir que son petit chantage n’avait pas réussi. Mais quand Rog m’eut mis au courant, je me sentis mal à mon aise. Mon attitude entêtée nous avait mis dans de jolis draps. Et j’en fis part à Rog. Mais Clifton n’était pas de mon avis :
— Enfin, voyons, Rog, il sait tout. C’est une idée de lui. Pensez au tas d’ordures à déverser sur notre compte à tous qu’il peut placer entre les mains des gens du Parti de l’Humanité, hein ?
— Laissez tomber, Chef, me répondit Rog, je vais vous dire, Bill est un salaud, mais ce n’est pas une salope. C’est un salaud parce qu’on ne laisse pas tomber comme ça, au milieu d’une campagne électorale, ça ne se fait pas, jamais ni sous aucun prétexte. Mais dans son métier, on ne donne pas les secrets d’un client, même quand on ne s’entend plus avec son employeur.
— Si vous pouviez avoir raison, Clifton !
— Vous verrez. Ne vous faites pas de mauvais sang pour ça. Continuez simplement à faire votre boulot.
Sans doute Rog connaissait-il mieux Bill que moi. Nous n’entendîmes plus parler de lui, et il ne nous donna plus signe de vie, et la campagne se poursuivit, se faisant plus dure à chaque jour qui passait, mais sans rien qui indiquât que notre blague géante était découverte. Je me remettais de mon émotion et me forçais à écrire de mon mieux les discours de M. Bonforte, parfois avec l’aide de Rog, parfois avec seulement son approbation. M. Bonforte, d’ailleurs, se rétablissait assez bien, mais le toubib l’avait mis au repos absolu.