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Nous ne fûmes bons à rien pour tout le restant de la journée.

Nous fîmes ce que nous faisions tous les jours à part que Penny s’arrangea pour annuler tous mes rendez-vous, et pour n’accepter aucune visite. Je devais parler, le même soir. Et j’envisageai de faire supprimer mon discours. Mais les nouvelles ne disaient pas un mot de ce qui s’était passé le matin. Sans doute qu’ils faisaient vérifier les empreintes avant de se risquer à publier quoi que ce fût. Puisqu’après tout j’étais sensé être le premier ministre de Sa Majesté. Je me décidai donc à prononcer quand même mon discours. Puisqu’il était déjà composé et que l’heure était fixée. Et pas moyen même de consulter Dak qui était à Tycho-Ville.

Ce devait être mon meilleur discours.

J’y avais mis le même genre de force que les acteurs comiques quand ils veulent empêcher la panique dans un théâtre qui brûle. Après l’enregistrement, je me mis la figure dans les mains et j’éclatai en larmes, cependant que Penny me tapait dans le dos. Et nous n’avions même pas abordé le sujet de cet horrible naufrage.

A 2000 GMT, Rog atterrit, comme je terminais d’enregistrer, et il me rejoignit aussitôt. Sans voix ni passion, je le mis au courant. Il écouta, mâchonna un cigare éteint, sans expression.

— Vous comprenez, Rog, lui dis-je comme pour m’excuser, il fallait leur donner ces empreintes. Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Si j’avais refusé, ça n’aurait pas été dans le caractère du rôle.

— Ne vous cassez pas la tête, dit Rog.

— Hein ?

— Je vous dis de ne pas vous manger les sangs. Il y aura deux personnes d’étonnées quand vos empreintes digitales reviendront du Bureau d’Identification de La Haye. Vous, en premier, agréablement. Et notre ex-ami Bill, en second. Mais là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. S’il a touché le prix du sang d’avance, je crains fort qu’on en reprenne sur la bête. Je le crains… je l’espère, je veux dire.

— Mais… Rog… ils ne s’arrêteront pas là. Il y a une douzaine d’autres endroits où se renseigner et vérifier. La Sécurité sociale, par exemple, etc !

— Vous croyez que nous avons fait les choses à moitié peut-être ? eh bien, non ! Dès que Dak nous a eu envoyé le signal de faire le nécessaire pour l’exécution de l’Opération Mardi gras, on a exécuté la manœuvre de sécurité. Je n’avais pas mis Bill au courant. (Il suça le bout de son cigare éteint. L’ôta de sa bouche, le regarda soigneusement :) Pauvre Bill !

Penny poussa un soupir à peine perceptible et s’évanouit de nouveau.

10

Tant bien que mal, nous arrivâmes au jour ultime. Nous ne devions plus entendre parler de Bill. La liste des passagers montra qu’il était parti pour la Terre deux jours après avoir fait fiasco. Je ne crois pas qu’il y eut un mot de publié à propos de quoi que ce fût, et Quiroga n’y fit même pas allusion dans ses discours.

M. Bonforte se porta de mieux en mieux, si bien que l’on put bientôt parier en toute sécurité que le président reprendrait ses fonctions après les élections. Il continuait à être paralysé. Mais nous avions notre parade. Une fois la nouvelle chambre en place, il prendrait des vacances, ce qui était une habitude consacrée pour tous les hommes politiques. Il se reposerait sur le Tommie, de façon à n’être point dérangé. En cours de voyage, on me ferait partir et rentrer sur Terre en fraude. Et le chef aurait une attaque sans gravité, causée par les fatigues électorales.

Il y aurait des empreintes digitales à changer. Rog s’en chargerait. Mais on pourrait pour le faire attendre tranquillement un an ou deux.

Le jour des élections, j’étais heureux comme un jeune chien qu’on a enfermé dans le cabinet aux chaussures. Le doublage était fini. J’avais enregistré deux discours de cinq minutes chacun destinés l’un et l’autre au grand réseau. L’un, magnanime, acceptait la victoire et toutes ses charges. L’autre admettait la défaite, avec élégance. Cela terminé, j’avais attrapé Penny et l’avais embrassée. Ce qui n’avait même pas paru la gêner.

Restait un service commandé. M. Bonforte avait demandé à me voir, à me voir en lui… Maintenant, ça m’était égal. Maintenant que l’effort se terminait, je ne craignais plus de le voir. Le représenter devant lui-même, c’était comme une scène de revue, excepté que je ne tricherais pas. Que dis-je ? Ne pas tricher est l’essence même de l’art du comédien.

La famille entière se réunirait dans le salon du haut, car M. Bonforte n’avait pas vu le ciel depuis plusieurs semaines. Et nous attendrions ensemble les résultats. Après quoi nous arroserions notre victoire ou alors nous boirions pour noyer nos chagrins, en jurant de faire mieux la prochaine fois. Mais ne pas compter sur moi pour ça. J’avais fait ma première et ma dernière campagne électorale. Plus jamais de politique. Je me demandais même si je remonterais sur les planches. Pas sûr. Je venais de jouer sans une seconde de répit pendant six semaines pleines, ce qui équivalait à cinq cents représentations ordinaires. Joli succès pour une pièce !

Ils montèrent sa chaise roulante par l’ascenseur. Je restai dehors tant qu’il ne fut pas étendu sur le divan. Le minimum d’égards exige que les ridicules d’un homme donné ne soient pas mis en valeur devant de parfaits étrangers. De plus, j’avais une entrée à faire.

Mais la surprise faillit me couper mes effets. Quoi ! mais il avait l’air d’être mon père ! Oh, simple ressemblance de famille ! lui et moi nous ressemblions l’un l’autre infiniment plus qu’aucun de nous ne ressemblait à mon père. Mais la ressemblance y était et l’âge aussi, car vraiment il ne faisait pas jeune. Il ne se doutait pas du coup de vieux qu’il avait pris. Ah ! cette maigreur et ces cheveux blanchis !

Immédiatement je me dis qu’il faudrait se rappeler qu’au cours des vacances dans l’espace à venir, je devrais les aider à ménager la transition, et faciliter la resubstitution. Capek, c’était sûr, s’arrangerait pour lui faire reprendre du poids. Et même, s’il n’y arrivait pas, on peut toujours donner l’impression que quelqu’un est plus gros qu’il ne l’est en réalité, sans rembourrage trop visible. Moi-même, je lui teindrais les cheveux. Quant aux divergences qu’on ne pourrait pas supprimer, on les mettrait sur le compte de l’attaque qu’il viendrait de subir. Après tout, quelques semaines avaient suffi pour le faire changer comme il avait changé. Il suffirait d’empêcher que ce changement puisse être attribué à un « doublage ».

Mais ces détails s’enchaînaient tout seuls et d’eux-mêmes, dans un coin de mon esprit. Et moi-même je débordais d’émotion. Il avait beau se trouver en mauvais état, il communiquait une force spirituelle et une virilité… Je sentais cette chaleur, j’éprouvais le même choc sacré qu’à la première rencontre avec la haute figure d’Abraham Lincoln…

Il leva la tête quand j’approchai et sourit de ce chaud sourire de compréhension et d’amitié que j’avais appris à imiter. Et de sa main valide, il me faisait signe de venir à lui. Il me serra les doigts très fort et me dit, chaleureusement :

— Comme je suis content d’enfin vous rencontrer.

Il parlait avec un peu de difficulté et, de près, je distinguais la moitié paralysée de son corps.

— Je suis très honoré et très heureux de vous rencontrer, monsieur. (Il me fallait exercer une véritable surveillance sur moi-même pour ne pas me laisser aller à imiter sa diction de malade.)

Il me regarda de bas en haut et de haut en bas, il sourit et dit :

— Mais je pense que vous m’avez déjà rencontré et que vous me connaissez très bien.