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J’abaissai un regard sur moi-même :

— J’ai fait de mon mieux, monsieur.

— Fait de votre mieux… Mais vous avez réussi. Et c’est étrange de se regarder soi-même devant soi.

Je me rendais compte avec une douloureuse sympathie qu’il n’était nullement conscient de son aspect réel « à présent ». Tout changement était purement accidentel, en somme, dû à la maladie, et indigne d’attention. Mais il poursuivait :

— Est-ce que vous ne voudriez pas marcher devant moi, bouger. J’aimerais à me voir, à vous voir, à nous voir. Pour une fois que j’ai l’occasion de me mettre du point de vue du spectateur, n’est-ce pas !

Aussi me redressai-je et j’arpentai la pièce, parlai à Penny (pauvre enfant ! elle nous regardait l’un après l’autre, bouche bée), ramassai une feuille de papier, me grattai le cou, me frottai le menton, pris la baguette de vie et de mort et la brandis, puis jouai avec elle.

Bonforte était aux anges.

Aussi il y eut un bis.

Gagnant le milieu du tapis, je récitai la fin d’un de ses discours, d’un des meilleurs de ses discours, mais sans essayer de le répéter mot pour mot, c’est-à-dire en l’interprétant et en laissant le texte rouler et tonner de la façon dont il l’avait fait lui-même, et terminant sur sa phrase exactement citée :

— « L’esclave ne saurait être libéré, s’il ne se libère lui-même. Et l’homme libre, jamais vous ne pouvez le réduire en esclavage ; tout ce que vous pourrez, au mieux, c’est lui ôter la vie. »

Là, ce merveilleux silence se produisit, puis les applaudissements, Bonforte lui-même frappait le divan de la main dont il pouvait se servir encore et il me criait :

— Bravo !

Dans ce rôle, ce sont les seuls applaudissements que j’aie jamais récoltés. Mais ils me suffisent.

Puis il me fit m’installer sur une chaise à côté de lui. Je le vis observer ma baguette de vie et de mort et je la lui tendis :

— N’ayez crainte, monsieur, j’ai mis la sûreté.

— Je sais m’en servir.

Il l’étudia de près, puis me la rendit. J’avais pensé que peut-être il voudrait la garder. Comme il n’en fit rien, je décidai de la remettre à Dak afin de la lui faire parvenir. Il m’interrogea sur ce que j’avais fait dans mon existence. Non ! jamais il ne m’avait vu sur la scène. Mais il avait vu papa dans Cyrano de Bergerac. Il tâchait à parler de son mieux, mais il lui en coûtait. Sa diction restait claire, mais un peu laborieuse.

Enfin il me demanda quels étaient mes intentions et mes projets. Non ! je n’en avais pas.

— Nous verrons bien, dit-il. Il y a une place pour vous. Il y a tant de travail à faire.

Mais il ne me parla pas de rétribution, ce qui m’emplit de fierté.

Les résultats commençaient à tomber et il fixa son attention sur la stéréo. A parler de façon précise, il y avait quarante-huit heures que des résultats avaient été publiés puisque l’univers extérieur et les circonscriptions sans territoire votaient avant la Terre, et même sur Terre, naturellement, le scrutin dure plus de trente heures, vu la durée de révolution du globe. Mais, à présent, arrivaient les résultats en provenance des zones les plus peuplées. La veille nous avions marqué un très net avantage. Mais Rog s’était vu dans l’obligation de calmer mon enthousiasme en m’expliquant que cela ne signifiait rien du tout, puisque les mondes extérieurs votaient toujours « expansionniste ». Ce qui comptait, c’étaient les milliards de personnes encore sur Terre, qui n’avaient jamais quitté Terre, qui ne quitteraient jamais Terre, qui ne penseraient jamais à quitter Terre.

Mais nous avions besoin de tout ce que nous pouvions ramasser en fait de suffrages dans l’univers extérieur. Les Agrariens de Ganymède avaient enlevé cinq circonscriptions sur six, et ils faisaient partie de notre coalition ! Dans Vénus, la situation ne laissait pas d’être plus délicate. Les habitants de Vénus, en effet, se trouvaient divisés entre onze ou douze partis différents à propos de points de théologie impossibles à comprendre pour un humain. Nous n’y comptions pas moins sur les suffrages des indigènes, soit directement, soit par l’intermédiaire de coalitions électorales, et à ceux des humains de là-bas qui devaient pratiquement tous nous revenir. La restriction impériale qui obligeait de n’élire exclusivement que des représentants appartenant à la race des hommes, restriction que Bonforte s’était engagé à supprimer, nous avait valu des votes sur Vénus. Mais nous ne savions pas encore combien elle nous ferait perdre de voix sur Terre.

Comme les Nids se contentaient d’envoyer des observateurs à l’Assemblée, nous n’avions à nous soucier pour Mars que du vote des colons. Nous devions l’emporter dans la masse et eux dans l’opinion éclairée. S’il n’y avait pas fraude, ce serait là aussi un gain pour nous.

Dak se penchait du côté de Rog sur une règle à calculer. Rog devant une énorme feuille de papier appliquait une formule horriblement compliquée lui appartenant en propre. Une vingtaine au moins de cerveaux métalliques géants faisaient comme lui dans l’ensemble du système solaire. Rog aimait mieux ses pronostics personnels. Il m’avait dit un jour, en passant, qu’il lui suffisait de traverser une circonscription donnée pour « renifler » les résultats et ne se tromper qu’à deux pour cent près. Et je crois bien qu’il n’avait pas menti.

Quand au Dr Capek, il restait dans son fauteuil, les mains croisées sur le ventre, détendu comme un lombric. Penny évoluait dans la pièce. Elle redressait les objets qui se trouvaient de travers et vice-versa. Puis elle allait nous chercher à boire. Mais jamais elle ne semblait regarder ni du côté de M. Bonforte ni du mien.

Jamais je n’avais participé à une soirée d’élection. Et pourtant, c’est un genre de soirée qui ne ressemble à rien d’autre. Il ya une chaleur, une intimité de passion. Peu importe, somme toute, la décision du corps électoral. On a fait de son mieux. On se trouve là au milieu de ses amis et camarades, et pendant un bon bout de temps, il n’y aura ni inquiétude ni affolement…

Je ne me rappelais pas m’être autant amusé.

Rog leva enfin la tête, me regarda, regarda M. Bonforte :

— L’Eurasie est en dents de scie, dit-il, et les Américains sont en train de se fourrer l’orteil dans l’eau pour sentir si elle est assez chaude avant de voter pour nous. La question est de savoir dans quelles proportions.

— Vous n’avez aucune idée, aucun repère ?

— Non, pas encore. Oh, le vote populaire est pour nous, mais qu’est-ce que ça va donner à la G. A. ? Il suffit d’une demi-douzaine de sièges dans un sens ou dans l’autre. Je crois que je ferais mieux d’aller voir en ville.

A strictement considérer les choses, j’aurai dû le suivre en qualité de M. Bonforte. Il était nécessaire pour le chef du Parti de paraître au siège à un moment donné au moins du soir des élections. Mais je n’avais jamais mis les pieds au siège. C’était exactement l’endroit où des tas de gens vous attrapent par un bouton de la veste et découvrent que vous n’êtes pas vous. Ma « maladie » avait expliqué mon absence pendant la campagne électorale. Et ce soir, le jeu n’en valait pas la chandelle, Rog me remplacerait. Il serrerait des mains très nombreuses. Il sourirait. Et il laisserait les pauvres filles qui avaient rempli tous les papiers l’embrasser sur les deux joues.

— Je serai de retour d’ici une heure.

— Très bien !

Et même notre petite fête en famille aurait dû descendre d’un étage et comprendre au moins Jimmy Washington. Impossible, pourtant ! A moins de renfermer M. Bonforte dans sa chambre. Et ils devaient s’amuser de leur côté. Je me levai :