— Rog, je descends avec vous et je vais saluer le harem de Jimmy.
— Vous n’y êtes pas forcé, vous savez.
— Je crois qu’il vaut mieux quand même. Et ce n’est ni ennuyeux ni risqué, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous, monsieur Bonforte ?
— Je vous en serai très reconnaissant.
Nous prîmes l’ascenseur. Nous traversâmes les pièces vides et silencieuses avant d’arriver au bureau de Penny. Derrière la porte de celui-ci, c’était le vacarme, la maison de fous. La stéréo hurlait dans toute la splendeur de son intensité. Le plancher disparaissait sous une litière de papiers. Tout le monde buvait, fumait, faisait du bruit, ou les trois ensemble. Jusqu’à Jimmy Washington qui tenait un verre en écoutant les résultats. Non ! il ne buvait pas. Car il ne buvait ni ne fumait. Mais quelqu’un avait dû le lui tendre et il l’avait gardé entre les doigts. Ah ! Jimmy savait se tenir.
Je parcourus la grande salle. Je remerciai chaleureusement Jimmy, le priai de m’excuser, mais j’étais si fatigué :
— Je crois que je vais remonter et aller me mettre dans le sac à viande, Jimmy. Vous transmettrez mes excuses à tout le monde, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur le président, sans faute, et reposez-vous bien, nous avons besoin de vous.
Et je remontai. Rog sortait par le tunnel du public.
Penny me fit signe de ne pas parler quand je fus revenu là-haut. Bonforte avait cédé à la fatigue. La stéréo avait été mise au minimum. Dak continuait à remplir de chiffres la grande feuille où se trouvaient déjà les pronostics de Rog. Capek n’avait pas bougé. Il me salua et leva son verre à moi.
Penny me prépara un scotch and water que je bus avant de passer sur le balcon. Il faisait nuit, mais pas seulement sur le cadran de l’horloge. Et il y avait pleine Terre, au milieu d’une rivière d’étoiles de chez Van Cleef et Arpels. Je cherchais l’Amérique du Nord, je cherchais à localiser le point minuscule quitté il y avait quelques semaines seulement, et je faisais de mon mieux pour contenir mon émotion.
Mais je me vis dans l’obligation de rentrer. La nuit lunaire a quelque chose d’exagérément chaleureux. Dak remplissait toujours ses états. Rog revint prendre place devant ses papiers. Bonforte venait de se réveiller.
A présent, c’était l’heure où tombent les résultats qui comptent. Un grand silence s’était fait. On laissait Rog avec son crayon et Dak avec sa règle à calcul travailler dans toute la paix désirable. Enfin, tout à la fin, et ç’avait été long, Rog recula son fauteuil :
— Ça y est, Chef, dit-il. A nous ! La majorité de sept voix au moins, probablement de dix-neuf voix, et peut-être de plus de trente.
— Vous êtes sûr ? demanda Bonforte, après un temps.
— Positivement, Chef. Penny, changez de poste.
J’allai m’asseoir à côté de Bonforte. Il me prit paternellement la main dans sa main et nous regardâmes l’écran.
Le premier poste que Penny prit disait :
«… doute à ce propos, messieurs dames. Huit des Robots-Cerveaux ont confirmé la chose et Curiac affirme qu’elle est probable. Les Expansionnistes ont remporté une victoire dé… »
Elle tourna, le bouton :
«… confirme son droit au poste intérimaire qu’il détient pour l’instant. M. Quiroga n’a pu être atteint par nous, reporters et, par conséquent, s’est trouvé dans l’impossibilité de faire une déclaration. Mais le directeur général de sa campagne électorale déclare qu’il est impossible à présent que la conjoncture se modi… »
Le speaker poursuivait son mâchonnement mais il n’avait plus rien à nous apprendre.
Puis, il s’arrêta, lut un message qu’on lui tendait, et reprenant place devant l’écran, un grand sourire sur les traits :
— Amis et concitoyens, commença-t-il : Je cède à présent la place au ministre suprême.
Changement de décor. J’entrais en scène avec mon discours de victoire.
Et, mon Dieu, je n’étais pas mécontent. J’avais fait un très beau travail sur ce discours. J’avais l’air exténué, en sueur, mais triomphalement calme, aussi. Cela donnait l’impression d’avoir été pris absolument sur le vif.
Je venais d’entendre :
«… Et maintenant marchons main dans la main, et Liberté pour tous ! » quand j’entendis un bruit derrière moi :
— Monsieur Bonforte… Toubib, venez, docteur, vite, par ici.
M. Bonforte me tenait par la main, ses doigts me serraient, il essayait de toutes ses forces de me dire quelque chose. Inutilement. Sa bouche ne lui obéissait plus. Sa volonté de fer n’était plus d’aucune utilité pour faire agir sa faible chair.
Je le tenais dans mes bras. Un peu plus tard il ne respirait plus.
Dak et Capek l’emmenèrent par l’ascenseur. Ils n’avaient pas besoin d’aide. Rog vint vers moi. Il me frappa dans le dos. Puis s’en alla. Penny avait suivi les autres en bas. Un peu plus tard je retournai sur le balcon. J’avais besoin de respirer. C’était la même atmosphère, pompée à la machine, qu’à l’intérieur, mais plus fraîche.
On l’avait donc tué. Ses ennemis l’avaient tué aussi certainement que s’ils étaient contentés de lui enfoncer un couteau entre deux côtes. Malgré tout ce que nous avions fait et les risques que nous avions courus, ils avaient fini par le tuer…
Je me sentais paralysé par le choc. Je m’étais vu mourir. Pour la seconde fois, j’avais vu mourir mon propre père.
Combien de temps devais-je rester là, ainsi ?
Puis j’entendis la voix de Rog qui m’appelait :
— Chef ?
— Rog, je vous prie de ne pas m’appeler ainsi.
— Chef, reprit-il néanmoins, vous savez ce que vous devez entreprendre maintenant, n’est-ce pas ?
J’avais la tête qui tournait et je ne distinguais plus son visage. Et de quoi pouvait-il bien parler ? Je ne voulais pas le savoir, d’ailleurs :
— De quoi parlez-vous ?
— Chef, un homme meurt, mais le rideau continue à se lever. Vous ne pouvez pas vous en aller.
Que j’avais mal à la tête et aux yeux ! Mais il semblait m’attirer invinciblement à lui, et sa voix résonnait : «… lui ont volé sa chance de terminer et de mener à bien la tâche entreprise. Il faut la terminer à sa place. Il faut que vous, vous le fassiez revivre une seconde fois ! »
Je fis un grand effort pour me reprendre en main et pour répondre :
— Rog, vous ne savez pas ce que vous racontez. C’est absurde. C’est ridicule. Je ne suis pas un homme d’État. Je ne suis qu’un foutu acteur de rien du tout ! Je fais des grimaces pour faire rire les gens. Je ne suis bon qu’à ça !
Et à mon indicible horreur, je m’entendis le dire, je m’entendis dire ça avec la voix de Bonforte.
Rog me regardait dans le blanc des yeux :
— Mais il me semble que vous n’avez pas mal fait l’affaire jusqu’ici ?
Je tentai de changer de voix, de reprendre la situation en main :
— Rog, vous n’êtes pas dans votre assiette. Une fois que vous serez calmé, vous vous rendrez compte du ridicule de la chose. Vous ne vous trompez pas, la pièce continue. Mais pas de cette manière-là. Ce qu’il faut faire, la seule chose à faire, c’est de prendre sa place, vous. Vous avez remporté la victoire aux élections. Vous aurez la majorité. Donc, vous prenez le pouvoir et vous réalisez son programme.
Il me regarda de nouveau et il secoua la tête :
— J’admets que c’est ce que je ferais si je le pouvais. Mais je ne le peux pas. Vous vous rappelez, Chef, ces sacrées réunions de comités exécutifs ? Vous les faisiez marcher. La coalition entière tient ensemble à cause de la personnalité et de la force d’un seul homme. Si vous nous lâchez, maintenant, tout ce pour quoi il a vécu, tout ce pour quoi il est mort, aussi, va s’effondrer.