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Quoi répondre ?

En six semaines, j’avais eu le loisir et l’occasion de voir fonctionner les rouages à l’intérieur de la machine politique :

— Mais, Rog, si ce que vous me dites est vrai, votre solution n’en est pas moins impraticable. Vous avez réussi à maintenir l’imposture dans la mesure où vous ne m’avez montré que dans des conditions choisies et préparées d’avance. Mais pour réussir pendant des semaines, des mois, des années, même, si je vous comprends bien… non ! ça n’est pas faisable. Je ne peux pas faire ça.

Penché sur moi, il me répondit avec toute sa conviction :

— Nous en avons parlé et reparlé. Nous avons examiné toutes les possibilités et tout prévu. Nous en connaissons les risques. Mais vous aurez l’occasion de vous mettre réellement à l’intérieur du rôle, de vieillir avec lui. Pour commencer, quinze jours dans l’espace, et même, nom de D… ! un mois, six semaines si le cœur vous en dit. Vous passerez vos journées à étudier. Son journal. Ses carnets de jeunesse. Ses notes. Vous vous en imprégnerez. Et tous, nous vous aiderons de toutes nos forces.

Pas de réponse.

Il poursuivait :

— Écoutez, Chef, vous avez appris qu’une personnalité politique, ce n’est pas une personne isolée, mais une équipe. Une équipe réunie par la recherche de fins communes et par des convictions semblables. Nous avons perdu le capitaine de la nôtre. Mais l’équipe existe toujours. Elle est toujours là.

Capek venait vers nous, du balcon. Je ne savais pas qu’il était là. Je me retournai vers lui :

— Alors, vous aussi, vous en êtes partisan ?

— Oui, répondit-il.

— C’est votre devoir, fit Rog.

Et Capek, très lentement :

— Euh ! je n’irai pas jusque-là… J’espère que vous voudrez bien accepter. Mais du diable ! si je veux vous servir de conscience… Je crois au libre arbitre… Si frivole que cela puisse paraître de la part d’un médecin. (A Clifton.) Tu sais, Rog, on ferait mieux de le laisser seul. Il est au courant. A lui de décider maintenant.

Et ils s’en allèrent. Mais sans pour autant me laisser seul. Dak, en effet, venait de faire son apparition, et à ma grande joie, il ne m’appelait pas « Chef », lui.

— Salut, Dak !

— Alors, ça va ?

Il fuma en regardant les étoiles et sans rien dire pendant un bon bout de temps. Il fumait. Il regardait les étoiles.

Enfin, il se plaça bien en face de moi et commença :

— Vieille branche, on a connu toutes sortes d’aventures ensemble. Maintenant, je te connais. Et si tu as besoin de moi, je suis avec toi pour te soutenir à coups de fusil ou à coups de poing, de mon argent ou de mes conseils, quand tu voudras et sans jamais demander pourquoi ? Si tu préfères laisser tomber, d’ac ! Ce n’est pas moi qui dirai que tu as eu tort. Et je te garderai toute mon estime. Parce que tu as vraiment fait de ton mieux.

— Merci, Dak.

— Écoute, j’ai encore un mot à te dire avant de disparaître en flammes… Voilà. Rappelle-toi simplement ceci : au cas où tu estimerais ne pas pouvoir faire l’affaire, la bande de pourris qui lui ont fait son lavage de cerveau va gagner. Tout aura été inutile. Ils auront gagné.

Et il sortit.

Je me sentais partagé.

Puis, je cédai à la vague d’attendrissement sur mon propre compte. Non ! ce n’était pas juste. J’avais ma propre vie à vivre. J’atteignais l’apogée de mes forces. Mes véritables triomphes professionnels étaient encore à venir. On ne pouvait pas me demander de disparaître dans l’anonymat du rôle d’un autre. On ne pouvait pas laisser le public m’oublier. Le public, les producteurs, les agents et les impresarii. Ils allaient m’oublier, croire que j’étais mort sans doute…

Ce n’était pas loyal. C’était trop me demander.

Un peu plus encore, et je ne pensai plus à rien. La Terre, notre mère, scintillait sereine et magnifique, immuable à travers le mouvement des deux. Comment y avait-on fêté les élections ? Mars et Jupiter, Vénus se présentaient comme autant de trophées, le long du Zodiaque. Ganymède, bien sûr n’était pas en vue, Ganymède et la lointaine colonie de Pluton…

« Les Mondes de l’Espérance », comme disait Bonforte.

Mais Bonforte n’était plus. Bonforte était mort avant son temps.

Et c’est à moi qu’on réservait de poursuivre son œuvre, de la recréer, de la ressusciter.

En étais-je capable ? pourrais-je me mesurer à lui ? A ma place, qu’aurait fait Bonforte ? Et je me rappelais comment, tout au long de la campagne électorale, je m’étais répété :

« Que ferait Bonforte ? »

Un mouvement derrière moi.

C’était Penny.

— Est-ce qu’ils vous ont envoyée ? Vous venez me convaincre ?

— Oh ! non !

Elle ne dit rien. Elle ne semblait pas attendre que je lui répondisse. Nous n’échangeâmes aucun regard. Silence. Je finis par l’appeler :

— Penny, Penny.

— Plaît-il ?

— Si j’essaie, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

— Oui, Chef, je vous aiderai.

Et moi, en toute humilité :

— J’essaierai donc, Penny.

Tout ce qui précède, je l’avais écrit il y a vingt-cinq ans. Je voulais y voir un peu clair. Je tentais de dire la vérité sans m’épargner. Puisqu’aussi bien je ne m’adressais pas au public. Puisque je n’écrivais que pour mon médecin et pour moi-même. Après un quart de siècle, que c’est étrange, en vérité, de relire ces paroles saugrenues et sensibles d’un jeune homme. Un jeune homme dont je me souviens, mais dont j’ai quelque peine à croire qu’il ait jamais été moi. Ma femme Pénélope prétend qu’elle se le rappelle mieux que moi. Elle dit aussi qu’elle n’a jamais aimé que lui. C’est ainsi que nous change le Temps.

Et aujourd’hui, je me « souviens » des débuts de Bonforte plus et mieux que des miens propres, c’est-à-dire de ceux de ce personnage plutôt pathétique, Lawrence Smith, ou, comme il aimait à se faire appeler : « Le Grand Lorenzo. » Suis-je insensé ? Non, un schizophrène tout au plus. C’est un genre de folie inhérent au rôle que j’ai dû jouer, car il fallait pour faire revivre Bonforte, supprimer radicalement ce minable Smythe.

Sain d’esprit ou non, je sais qu’il a existé et que j’ai été lui si j’ose m’exprimer ainsi. (Les langues ne sont pas faites, décidément, pour exprimer les pensées intimes d’une personne qui en est deux à la fois.) Je pense que « le Grand Lorenzo » qui ne fut jamais un acteur à succès, non ! pas vraiment ! eut parfois des accès de folie. Son dernier rôle reste parfaitement dans la vérité du personnage. J’ai là, sous les yeux, une coupure jaunie, qui m’informe de ce qu’il « a été trouvé sans vie » dans une chambre d’hôtel de Jersey City, « à la suite de l’ingestion d’une dose trop forte de pilules somnifères », absorbées, probablement, au cours d’une crise de dépression. L’agent du décédé a communiqué, en effet, que son client n’avait plus eu de rôle depuis de longs mois. Personnellement, j’estime que cette manière d’affirmer qu’il était en chômage, si elle n’est pas diffamatoire, n’en reste pas moins peu courtoise. La date de cette coupure de presse prouve surabondamment, dans tous les cas, que Smith ne pouvait pas être présent à la Nouvelle Batavia, ni nulle part ailleurs du reste, au cours de la campagne électorale de l’année ’15.

Je devrais sans doute la brûler.

Mais il n’y a plus personne de vivant qui sache la vérité, à part Dak et Pénélope… à part, sans doute, ceux qui ont été la cause de la mort de Bonforte (l’autre).