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Bien entendu, j’aime mieux disposer de tout mon temps. Mais j’avais doublé papa dans son numéro à transformations : l’Assassinat de Huey Long (quinze rôles en sept minutes) et même, j’avais réussi à améliorer son record en gagnant neuf secondes sur son meilleur temps :

— Restez là. Je vous rejoins tout de suite.

Et je me fis la tête de « Benny Grey », l’homme à tout faire incolore qui est aussi le tueur dans La Maison qui n’a pas de portes. Deux traits de crayon pour indiquer le découragement, des ailes du nez au bout des lèvres, l’ombre de poches sous les yeux, et le blanc-rose n° 5 de chez Factor par là-dessus. Je l’aurais fait les yeux fermés. « La Maison » avait eu quatre-vingt douze représentations.

Puis je tournai la tête vers Broadbent, et Broadbent en eut le souffle coupé :

— Bon Dieu ! je ne peux pas le croire, finit-il par articuler.

Il fallait rester dans le rôle, aussi le regardai-je, impassible.

Ce que Broadbent ne pouvait pas comprendre ou même imaginer, c’est que le fard et le fond de teint n’étaient même pas nécessaires. C’est plus facile, certes, mais j’en avais usé, d’abord et avant tout, pour ne pas le décevoir. Parce qu’il faisait partie du public et, comme tel, convaincu de ce que le maquillage consiste à se mettre sur la peau de la graisse et de la couleur.

Mais il me regardait toujours :

— Écoutez, souffla-t-il : pourriez-vous me faire quelque chose du même genre à moi ? en deux temps trois mouvements, je veux dire ?

J’allais répondre par la négative. Mais c’était un défi intéressant à relever professionnellement parlant. J’étais tenté de lui donner à entendre que si mon père l’avait pris en main, lui, alors qu’il avait cinq ans, peut-être qu’à l’heure actuelle il pourrait aspirer à vendre de la barbe-à-papa dans un boui-boui banlieusard. Valait mieux pas.

— Vous tenez seulement à ne pas être reconnu ? Lui demandai-je.

— Oui ! oui ! c’est ça. De la peinture sur le nez, un faux-nez ou autre chose.

— Rien à faire, quoi que nous fassions avec le maquillage, vous auriez l’air, toujours, d’un enfant prêt pour le bal costumé. Vous ne savez pas jouer et à votre âge vous n’apprendrez plus jamais. Non ! nous n’allons rien changer à votre visage.

— Bon ! mais avec ce blair que j’ai, vous croyez ?…

— Attention ! tout ce que j’y changerais à ce nez de seigneur, ne ferait qu’attirer l’attention dessus, je vous assure. Je me demande… Est-ce que ça suffit si un de vos amis et connaissances vous voit et se dit : « Tiens ! ce grand gars là-bas, il me rappelle Dak Broadbent. Ce n’est pas Dak, bien sûr, mais ça lui ressemble bien. » Hein ? qu’en pensez-vous, ça suffirait ?

— Ouais ? je suppose. S’il n’est pas sûr que c’est moi, d’accord. Je suis censé me trouver sur le… Eh bien, je ne suis pas censé être à terre, quoi ! Pour l’instant.

— On va s’arranger pour qu’il ne soit pas sûr que ce soit bien vous. Et pour ça, nous allons vous changer votre démarche. C’est ce que vous avez de plus personnel. Si la démarche ne cadre pas, il ne peut s’agir de vous. Il s’agit de quelqu’un d’autre qui a, lui aussi, les os longs et les épaules larges. Et qui a un peu votre air.

— Ça colle… Alors, vous me montrez comment marcher.

— Non ! vous n’apprendriez jamais. Je vais vous forcer.

— En quoi faisant ?

— Une poignée de cailloux dans le bout de votre chaussure, vous appuyez sur les talons et vous marchez droit. Vous n’aurez plus cette démarche de chat qu’ont les astronavigateurs. Je vous colle un morceau de sparadrap en travers des omoplates. Pour vous rappeler d’effacer les épaules. Et ça fait la rue Michel !

— Vous croyez qu’on ne va pas me reconnaître simplement parce que j’ai changé de démarche ?

— C’est certain. On ne saura pas pourquoi on ne vous reconnaît pas, mais le seul fait que l’impression subsiste dans le subconscient suffit. On ne l’analyse pas. Elle est hors d’atteinte du doute. Mais vous avez raison, je vous ferai aussi un petit quelque chose au visage, histoire de vous mettre à votre aise. Quoique ce ne soit pas utile.

Nous regagnâmes la pièce à vivre. Je faisais toujours mon Benny Grey. Quand on commence un rôle, il faut ensuite un effort conscient de volonté pour l’abandonner. Dubois était au téléphone. Il leva la tête, me vit, sortit du « silencieux », demanda :

— Qui est-ce ? où a passé l’acteur ?

Un regard avait suffi. Après on s’occupe d’autre chose. Benny Grey est si insignifiant.

— Quel acteur ? demandai-je avec le ton inexpressif de Benny.

Broadbent avait éclaté de rire :

— Et tu prétendais qu’il ne savait pas jouer !… Ça colle. On part dans quatre minutes, Lorenzo ; on va voir combien il faut de temps pour m’arranger ça, Lorenzo.

Dak avait ôté son soulier gauche, défait son vêtement et soulevé sa chemise, quand l’ampoule s’éteignit au-dessus de la porte en même temps que retentissait le couineur. Broadbent fronça du sourcil :

— Tu attends quelqu’un, Jock ?

— C’est probablement Langston, répondit Dubois, se dirigeant vers l’entrée : il a dit qu’il ferait son possible pour passer avant notre départ d’ici…

— Ce n’est peut-être pas lui, c’est peut-être…

Je ne devais jamais savoir qui Broadbent voulait désigner. Dubois avait fait glisser le panneau et, plus semblable que jamais à un champignon de cauchemar, s’encadrait dans le chambranle un Martien.

Agonie de cette seconde où je ne vois plus rien que ce Martien ! Je ne distingue même pas, derrière lui, un humain. Je ne remarque même pas la baguette de vie et de mort au creux du pseudopode de notre visiteur insolite.

Puis le Martien fait son entrée. L’homme derrière lui avance également.

— Bonjour, monsieur, grinça le Martien, on s’en va en promenade ?

Le dégoût m’annihilait. Dak s’empêtrait dans son demi-déshabillé. Seul le petit Jock Dubois réagit. Il s’était jeté sur la baguette de vie et de mort. Droit dessus. Sans essayer d’y échapper. Avant même de toucher terre, il n’était déjà plus, percé d’un trou où l’on aurait pu introduire le poing. Et le pseudopode s’étirait comme du caramel, s’étirait, puis cédait à la base du cou du monstre. Et le pauvre Jock retenait toujours la baguette entre ses bras croisés. Obligé de s’écarter, l’homme qui avait suivi la créature puante au lieu de tirer d’abord sur Dak et puis sur moi, gaspilla son premier coup sur Jock, déjà mort ; quant au second, il n’en eut pas le temps. Dak lui avait adroitement tiré dans la tête. Alors que je ne m’étais même pas rendu compte qu’il était armé.

Privé de son arme, le Martien ne tenta même pas de s’échapper. Dak s’approcha de lui :

— Ah ! Rrringriil, dit-il, je vous vois.

— Je vous vois moi aussi, capitaine Dak Broadbent, grinça le Martien : vous avertirez mon Nid ?

— Je l’avertirai, Rrringriil.

— Je vous remercie, capitaine Dak Broadbent.

Dak tendit son doigt long et pointu, il l’introduisit sous l’œil le plus proche, le poussant jusqu’au bout. Puis le retira et son doigt était couvert d’un pus verdâtre. Les pseudopodes de la créature désormais sans vie se rétractèrent vers le tronc, mais le champignon restait debout, ferme sur sa base. Dak courut se laver les mains. Et moi je restai là où j’étais, vif à peu près comme feu Rrringriil. Dak revint, s’essuyant les doigts dans sa chemise :

— Il va falloir nettoyer tout ça. Et on n’a pas le temps.

A l’entendre, on aurait pu croire qu’il s’agissait de vin renversé.

J’essayai de traduire par une seule phrase encombrée que je ne voulais rien avoir à faire dans tout ça ; qu’il fallait appeler les flics ; que je voulais ne pas me trouver là lors de l’arrivée de ces derniers ; qu’il savait certainement ce qu’il pouvait faire de son histoire idiote d’imitation de personnages vivants ; et que j’avais bien l’intention, pour moi, de me faire éclore une paire d’ailes et de m’envoler par la fenêtre… Dak écarta tout ce que j’aurais pu dire :