— Ne vous énervez pas, Lorenzo, me dit-il. Nous avons déjà une minute de retard. Aidez-moi à porter les cadavres dans la salle de bains.
— Seigneur ! Si on fermait simplement l’appartement et qu’on parte au galop ? Il se peut très bien qu’on ne nous retrouve jamais.
— Sans doute. Puisqu’aucun de nous deux ne devrait se trouver ici. Mais si nous partons, ils vont voir que Rrringriil a tué Jock, et ça, c’est impossible. Pas possible maintenant. Non !
— Ah ?
— Nous ne pouvons pas permettre qu’un article paraisse où on parle d’un Martien qui tue un homme. Par conséquent, assez causé, et au travail !
J’obéis. Il me réconfortait de penser que « Benny Grey » avait appartenu à la pire espèce des assassins sadiques et qu’il avait pris plaisir à couper ses victimes en pièces. Donc, je laissai « Benny Grey » traîner les deux corps dans la salle de bains. Cependant que Dak se saisissait de la baguette mortelle et s’en servait pour réduire Rrringriil en morceaux de dimension convenable. Comme la première coupure avait été soigneusement localisée en dessous du niveau de la boîte crânienne, le travail n’était pas trop sale. Impossible de l’aider quand même ! Il me semblait qu’un Martien mort puait encore plus qu’un Martien vivant.
Les oubliettes se trouvaient sous un panneau de la salle de bains, derrière le bidet. Si elles n’avaient pas été indiquées par le trèfle radioactif habituel, nous ne les aurions jamais découvertes. Une fois passés les restes de Rrringriil (j’avais réussi à rassembler suffisamment de courage pour aider Dak), il fallait encore se débarrasser des deux corps humains, après les avoir découpés, à l’aide du bâton de vie et de mort, et en travaillant à l’intérieur de la baignoire, bien entendu.
Extraordinaire ce qu’un corps contient de sang ! Pendant toute l’opération, l’eau coulait. Mais ce n’était pas commode pour autant. Et quand Dak se trouva devant les restes du pauvre Jock, simplement, il n’était plus à la hauteur. Je l’écartai plutôt que de le laisser se couper les doigts. Et Benny Grey prit la relève. Quand j’en eus terminé et qu’il ne resta même pas trace de l’existence de ces deux hommes et du monstre, je rinçai soigneusement la baignoire et me relevai.
A la porte, Dak paraissait en parfaite possession de son sang-froid :
— J’ai vérifié par terre, m’expliqua-t-il : c’est propre. Je suppose qu’un criminologiste convenablement équipé réussirait à reconstituer ce qui s’est passé. Mais nous partons de l’hypothèse que personne ne soupçonnera rien. Il faut partir. Il faut que nous nous arrangions pour regagner treize minutes d’une manière ou d’une autre. Venez.
J’avais passé le stade où l’on demande où et pourquoi ?
— Mais les souliers ?
Il secoua la tête :
— Ça nous retarderait. A l’heure qu’il est, la vitesse est plus importante que la sécurité.
— Je m’en remets à vous, lui dis-je.
— Peut-être qu’il y en a d’autres aux alentours, reprenait déjà Dak Broadbent : si c’est le cas, tirez le premier. On ne peut rien faire d’autre.
Il portait la baguette de vie et de mort sous son manteau.
— Vous voulez dire les Martiens, n’est-ce pas ?
— Les Martiens ou les humains. Ou un mélange des deux.
— Dak, est-ce que Rrringriil était un de ces quatre installés au Mañana ?
— Bien entendu. Sans quoi, pourquoi est-ce que je me serais donné la peine de sortir par chez Robinson et de vous faire venir ici ? Ou bien ils vous ont filé, ou alors ils m’ont filé moi. Et vous ne l’avez pas reconnu ?
— Ciel, non ! Pour moi, tous ces monstres se ressemblent.
— Et eux, ils disent que nous nous ressemblons tous. Ces quatre-là, c’étaient : Rrringriil et son frère d’alliance Rrringlath, plus deux autres de son Nid, mais issus de lignes divergentes. Mais suffit. Si vous apercevez un Martien, vous tirez. Vous avez bien l’autre arme ?
— D’accord. Écoutez, Dak, je ne sais pas au juste de quoi il s’agit. Mais tant qu’ils sont contre nous, je suis avec vous. Je déteste les Martiens.
Il eut l’air scandalisé :
— Lorenzo, vous ne savez pas ce que vous dites. Nous ne combattons pas les Martiens, mais ceux-là sont des renégats.
— Eh ben !
— Oui ! il y a un tas de bons Martiens. Ils sont presque tous bons. Et même ce Rrringriil n’était pas le mauvais cheval. D’un certain point de vue. J’ai joué de bien bonnes parties d’échecs avec lui.
— Très bien, dans ce cas…
— La ferme, Lorenzo. Vous y êtes jusqu’au cou. Allons, au pas de gymnastique jusqu’au tube chasseur. Je couvre vos arrières.
Je l’avais fermée. J’y étais jusqu’au cou. Il n’y avait rien à répondre à ça.
Lorsque nous atteignîmes l’étage inférieur et les tubes express, une capsule à deux voyageurs se trouvait justement libre. Dak m’y enfourna avec une telle rapidité que je n’eus même pas le temps de voir la combinaison qu’il formait. Mais je fus à peine surpris quand, la pression ayant cessé de me peser sur la poitrine, je vis briller l’inscription : Astroport de Jefferson, Tout le Monde descend.
D’ailleurs, cela m’était bien égal, à condition que ce fût aussi loin que possible de l’Hôtel Eisenhower. Les quelques minutes que nous avions passées dans le tube pneumatique m’avaient suffi pour tracer un plan, provisoire, hypothétique, sujet à modifications sans avertissement préalable, qui pouvait se résumer comme suit :
ME PERDRE.
Le matin même, j’aurais trouvé l’exécution difficile. Dans notre univers, un homme sans argent est aussi impuissant qu’un nouveau-né. Mais avec cent machins au fond de la poche, je pouvais aller vite et loin. Je ne me sentais aucune obligation à l’égard de Dak Broadbent. Pour des raisons à lui, et non à moi, il avait failli me faire tuer. Après quoi il m’avait précipité dans une autre sale histoire qui consistait à maquiller un crime ou plutôt plusieurs crimes, et transformé en fugitif. Puisque nous avions, au moins pour l’instant, échappé à la police, à présent, simplement en laissant tomber Broadbent, je devais pouvoir oublier tout cela, et le mettre de côté comme une sorte de cauchemar. Il était tout à fait improbable que je fusse compromis dans cette affaire, au cas où elle éclaterait. Il est heureux qu’un gentleman porte des gants. Et moi, je n’avais enlevé les miens que le temps de faire ma tête, puis, pour procéder à cette sinistre remise en ordre de l’appartement.
En dehors de cette poussée de chaleur et d’héroïsme d’adolescent dont j’avais ressenti l’atteinte au moment où j’avais cru comprendre que Dak combattait les Martiens, ses machinations ne m’intéressaient pas. Et la sympathie éprouvée avait disparu quand j’avais découvert qu’il aimait les Martiens, « en général ». Sa proposition de doublage, je ne voulais pas y toucher même du bout d’une perche de trois mètres cinquante. Broadbent au diable ! Tout ce que je demandais à la vie, c’était assez d’argent pour nouer les deux bouts, et l’occasion de pratiquer mon art. Toutes ces bêtises de gendarme et voleur me laissaient froid. Au mieux, cela fait de l’assez mauvais théâtre.
L’astroport de Jefferson me parut être du cousu main pour la réalisation de mon petit projet. Avec la foule et l’embarras, et dans la toile d’araignée des tubes-express, si Dak me perdait du regard pendant une demi-seconde, je serais déjà à mi-route d’Omaha. Pendant quelques semaines je me ferais oublier, après quoi je reprendrais contact avec mon agent pour savoir si une enquête avait eu lieu à mon sujet, entre-temps.