Philip K. Dick
Dr Bloodmoney
1
Tôt par ce matin lumineux, doré, inondé de soleil, Stuart McConchie balayait le trottoir devant Modern TV, Vente et Service après-vente. Il entendait ronronner les voitures dans Shattuck Avenue et cliqueter les hauts talons des secrétaires qui se hâtaient vers le bureau ; il percevait toute l’agitation, toutes les bonnes odeurs d’une nouvelle semaine, une époque neuve pour la réussite d’un bon vendeur. Il songeait au café et au petit pain chaud qu’il prendrait pour son second petit déjeuner, vers 10 heures. Il évoquait les clients qu’il avait persuadés de revenir pour un achat ferme, peut-être tous ce même jour, et son carnet de ventes déborderait comme la fameuse coupe de la Bible. Tout en balayant, il fredonnait une chanson du nouveau disque de Buddy Greco et il imaginait ce que l’on pouvait éprouver à être célèbre, à être un chanteur de renommée mondiale que tout le monde payait pour entendre dans des cabarets comme Harrah’s à Reno ou dans les boîtes de nuit ruineuses de Las Vegas, que Stuart n’avait jamais visitées mais dont il avait tant entendu parler.
Il avait vingt-six ans et il lui était arrivé, tard certains soirs de vendredi, de conduire sa voiture par l’autoroute à dix voies de Berkeley à Sacramento, puis, en franchissant les Sierras, jusqu’à Reno où l’on trouvait le feu et les filles ; il travaillait pour Fergesson, le propriétaire de Modern TV, au fixe et à la commission ; comme il était bon vendeur, il gagnait largement sa vie. D’ailleurs, on était en l’année 1981 et les affaires ne marchaient pas mal. Encore une bonne année qui prenait un bon départ, et pendant laquelle l’Amérique grandirait et se renforcerait encore, tandis que s’accroîtraient les biens de tout le monde.
— Bonjour, Stuart.
C’était Mr Crody, le bijoutier, qui se rendait à sa boutique, de l’autre côté de Shattuck Avenue.
Maintenant, tous les magasins et tous les bureaux ouvraient les uns après les autres. Il était plus de 9 heures. Même le Dr Stockstill, psychiatre et spécialiste des troubles psychosomatiques, venait de faire son entrée, la clef à la main, prêt à poursuivre ses travaux lucratifs dans la bâtisse de verre que la compagnie d’assurances avait construite avec une petite partie de ses excédents financiers. Le Dr Stockstill avait rangé sa voiture de marque étrangère au parking ; il avait les moyens de payer cinq dollars par jour. Et voici qu’arrivait sa secrétaire, une grande et jolie fille aux longues jambes, qui dépassait le médecin de toute une tête. Et… mais oui, tandis que Stuart observait la scène, appuyé sur son balai, le premier cinglé de la journée se glissait déjà furtivement, l’air coupable, vers le cabinet du psychiatre.
Un monde de cinglés, songeait Stuart en l’observant. C’est pour ça que les psychiatres se font de l’oseille ! Moi, si j’allais en consulter un, j’entrerais et je sortirais par la porte de derrière. Personne ne me verrait pour se payer ma tête. Il réfléchit. Il y en a peut-être qu’on ne voit pas si le docteur a une porte de derrière ? Pour les plus gravement atteints, ou plutôt (il se reprit), pour ceux qui ne tiennent pas à se donner en spectacle. Je veux dire pour ceux qui ont tout simplement un problème, qui s’inquiètent par exemple de l’Intervention Policière à Cuba et qui ne sont pas du tout cinglés… mais seulement… inquiets.
Et il était lui-même inquiet car il y avait encore de fortes chances qu’on l’appelle sous les drapeaux pour la Guerre Cubaine qui s’était une fois de plus figée dans les montagnes, malgré les nouvelles petites bombes anti-personnel qui allaient démolir les Jaunes visqueux jusque dans les abris les plus profonds. Bien sûr, il n’en faisait pas personnellement reproche au Président… ce n’était pas la faute du Président si les Chinois avaient décidé de respecter leur pacte. Seulement, voilà ! Presque personne ne revenait de la guerre contre les Jaunes sans avoir les os infectés par les virus. Un combattant de trente ans ressemblait à son retour à une momie desséchée qu’on aurait laissée accrochée à tous les vents pendant un siècle… et Stuart McConchie se voyait mal repartir après ça dans la vente des récepteurs stéréo, reprendre ses occupations de vendeur au détail.
— Bonjour, Stu ! lança une voix féminine.
Il sursauta. C’était la petite serveuse aux yeux noirs de chez Edy.
— Déjà en train de rêvasser ? ajouta-t-elle en souriant tandis qu’elle passait sur le trottoir.
— Fichtre non ! répondit-il en balayant avec une vigueur nouvelle.
De l’autre côté de la rue, le furtif patient du Dr Stockstill, un homme qui dégageait une sombre impression, avec ses cheveux et ses yeux noirs malgré son teint pâle, étroitement enveloppé dans un grand manteau couleur de nuit, s’était immobilisé pour allumer une cigarette et inspecter les alentours. Stuart distinguait le visage creusé de l’homme, ses yeux fixes et sa bouche, surtout sa bouche. Elle était pincée et pourtant la chair en était molle, comme si la pression, la tension de cette zone, avait depuis longtemps broyé les dents et la mâchoire ; ce visage malheureux en conservait la marque aussi Stuart détourna-t-il le regard.
Est-ce donc ainsi quand on est cinglé ? se demandait-il. Usé, corrodé comme cela, comme si on était dévoré par… il ne savait par quoi. Le temps ou l’eau, peut-être ? Quelque chose de lent mais qui ne s’arrêtait jamais. Il avait déjà remarqué cet état de dégradation en observant les allées et venues des patients du psychiatre, mais jamais aussi avancé, jamais aussi complet.
Le téléphone sonna à l’intérieur de Modern TV et Stuart se rua dans le magasin. Quand il reporta les yeux sur la rue, l’homme en noir avait disparu et de nouveau le jour reprenait son éclat, ses promesses et ses parfums de beauté. Il frissonna en ramassant son balai.
Je connais cet homme, se dit-il. J’ai vu sa photo ou alors il est venu au magasin une fois. C’est un client – un ancien, peut-être même un ami de Fergesson – ou alors c’est une personnalité célèbre.
Pensif, il continuait à balayer.
Le Dr Stockstill proposa à son nouveau malade :
— Une tasse de café ? Du thé ? Un Coca-Cola ? (Il relut le petit bristol que Miss Purcell avait posé sur son bureau.) Mr Tree, fit-il à voix haute, seriez-vous apparenté à cette fameuse famille de littérateurs anglais ? Iris Tree, Max Beerbohm…
D’une voix marquée d’un lourd accent, Mr Tree déclara :
— Ce n’est pas mon véritable nom, vous savez. (Il paraissait irritable, impatient.) Il m’est venu à l’esprit pendant que je parlais à votre employée.
Le Dr Stockstill lui adressa un regard perplexe.
— Je suis connu du monde entier, reprit Mr Tree. Je m’étonne que vous ne me reconnaissiez pas. Ou bien vous ne sortez jamais ou je ne sais quoi… (Il passa une main tremblante dans ses longs cheveux noirs.) Ils sont des milliers de par le monde, peut-être même des millions à me haïr, à souhaiter ma mort. Alors il faut bien que je prenne des mesures ; je suis obligé de me donner un nom d’emprunt.
Il s’éclaircit la gorge et se mit à tirer rapidement sur sa cigarette. Il la tenait à l’européenne, le bout allumé à l’intérieur de la main, presque à toucher la paume.
Oh ! Mon Dieu, songeait le psychiatre. Je le reconnais ! C’est le physicien Bruno Bluthgeld. Et il a raison ; ils sont des tas ici aussi bien qu’en Orient à souhaiter lui mettre la main dessus à cause de son erreur de calcul en 1972. À cause des terribles retombées radioactives après cette explosion à grande altitude qui ne devait faire de mal à personne. Les chiffres de Bluthgeld l’avaient démontré à l’avance !