— Non, protesta Stuart. Quand je mourrai, je resterai mort ; je n’ai pas d’âme.
— Vous aussi, répéta le phoco. (Et il paraissait s’en réjouir ; sa voix avait une nuance de méchanceté, de cruelle jouissance.) Je le sais.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu’une fois je vous ai vu.
Effrayé malgré tout, Stuart fit :
— Bah…
— Une fois, insista le phoco d’un ton plus ferme. C’était vous ; pas de doute. Aimeriez-vous savoir ce que vous faisiez ?
— Non.
— Vous dévoriez un rat crevé, tout cru.
Stuart ne répondit rien, mais il poussa le chariot de plus en plus vite, au long du trottoir, aussi vite qu’il le pouvait, pour regagner la boutique.
En arrivant au magasin, ils virent que la foule était toujours devant la télé. Et la fusée était partie ; elle venait de quitter le sol et on ne savait encore pas si les divers étages avaient bien fonctionné.
Hoppy se propulsa de lui-même au sous-sol et Stuart resta en haut devant la télé. Mais les paroles du phoco l’avaient tellement bouleversé qu’il ne parvenait pas à concentrer son attention sur les images ; il s’éloigna, puis, apercevant Fergesson dans le bureau de l’étage, il prit cette direction.
Fergesson était assis à la table, en train d’examiner une liasse de contrats et d’étiquettes. Stuart s’approcha de lui.
— Écoutez, ce satané Hoppy…
Fergesson leva la tête.
— N’en parlons plus, fit Stuart, découragé.
— Je l’ai observé au travail, dit Fergesson. Je me suis rendu en bas et je l’ai surveillé sans qu’il le sache. Je conviens qu’il y a là quelque chose d’assez répugnant. Mais il est compétent ; j’ai examiné ce qu’il avait fait et c’était bien fait. C’est tout ce qui compte. (Il fronça les sourcils.)
— J’ai dit n’en parlons plus, répéta Stuart.
— La fusée est-elle partie ?
— À l’instant.
— On n’a pas vendu un seul article aujourd’hui à cause de tout ce cirque, dit Fergesson.
— Ce cirque ! (Il s’assit dans le fauteuil en face du patron, de façon à pouvoir surveiller le rez-de-chaussée.) Mais c’est de l’Histoire !
— C’est un bon prétexte pour que vous restiez tous à ne rien faire.
Fergesson se remit au tri des étiquettes.
— Écoutez, je vais vous dire ce qu’il a fait, Hoppy. (Stuart se pencha vers lui.) Au restaurant, chez Fred.
Fergesson cessa de travailler pour le considérer.
— Il a eu une crise, dit Stuart. Il est devenu fou.
— Sans blague ? (Fergesson paraissait mécontent.)
— Il a perdu la tête… pour un verre de bière. Et il voyait au-delà de la tombe. Il m’a vu en train de manger un rat crevé. Et tout cru. Qu’il a dit.
Fergesson rit.
— Ce n’est pas drôle.
— Mais si, voyons. Il se fiche de vous à cause de toutes vos moqueries et vous êtes assez bête pour vous y laisser prendre.
— Il l’a vraiment vu, s’obstina Stuart.
— M’a-t-il vu, moi ?
— Il ne l’a pas dit. Il fait cela là-bas tout le temps ; on lui sert de la bière et il entre en transe et on lui pose des questions. Sur ce qui se passe là-bas. J’étais là pour déjeuner. Je ne l’avais même pas vu partir d’ici ; j’ignorais qu’il serait chez Fred.
Fergesson resta un moment à réfléchir, le front plissé, puis il tendit la main et pressa sur le bouton de l’interphone qui reliait le bureau à l’atelier de réparations.
— Hoppy, montez jusqu’au bureau ; j’ai à vous parler.
— Je n’avais pas l’intention de lui causer des ennuis, protesta Stuart.
— Mais si, tu le sais bien ! rétorqua Fergesson. Mais il fallait quand même que je sois informé. J’ai le droit de savoir ce que font mes employés dans les lieux publics, pourquoi ils se conduisent d’une manière qui pourrait donner mauvais renom à mon affaire.
Ils attendirent et au bout d’un temps ils entendirent les bruits du chariot dans l’escalier du bureau.
Dès qu’il apparut, Hoppy déclara :
— Ce que je fais pendant mon heure de déjeuner ne regarde que moi, Mr Fergesson. Tel est mon sentiment.
— Tu te trompes, répondit Fergesson. Cela me concerne également. M’as-tu vu de l’autre côté de la tombe, comme Stuart ? Qu’est-ce que je faisais ? Je désire le savoir et tâche de me donner une réponse satisfaisante, ou tu partiras d’ici le jour même où tu y es entré.
La voix posée, ferme, le phoco dit :
— Je ne vous ai pas vu, Mr Fergesson, parce que votre âme avait péri et qu’elle ne renaîtra pas.
Fergesson l’examina pendant quelques instants.
— Et pourquoi cela ? finit-il par demander.
— Tel est votre destin, dit Hoppy.
— Je n’ai rien fait de criminel ni d’immoral.
— C’est le processus cosmique, Mr Fergesson, expliqua le phoco, je n’y suis pour rien. (Puis il resta silencieux.)
Fergesson s’adressa à Stuart :
— Bon Dieu ! D’ailleurs, pour obtenir une réponse idiote, rien de tel que de poser une question idiote. (Il se retourna vers le phoco :) As-tu vu quelqu’un d’autre de mon entourage, ma femme, par exemple ? Non, tu ne la connais pas. Mais Lightheiser ? Que devient-il ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Comment as-tu réparé ce tourne-disques ? Comment t’y es-tu pris, franchement ? On aurait dit que… tu l’avais guéri. J’ai eu l’impression qu’au lieu de remplacer le ressort, tu l’avais reconstitué. Comment as-tu fait ? Est-ce un de tes pouvoirs extra-sensoriels… si c’est le terme ?
— Je l’ai réparé, fit le phoco, la voix dure.
Fergesson se retourna vers Stuart.
— Il ne dira rien. Mais je l’ai vu. Il se concentrait dessus d’une manière particulière. Vous aviez peut-être raison, McConchie ; c’était peut-être une erreur de l’embaucher. Cependant, ce sont les résultats qui comptent. Écoute, Hoppy, je ne veux plus que tu te mettes en transe en public dans cette rue maintenant que tu travailles chez moi ; avant, c’était sans importance, plus maintenant. Tâche d’avoir tes crises chez toi. C’est clair ? (Il reprit son paquet d’étiquettes.) Et c’est tout. Redescendez tous les deux et remuez-vous un peu pour changer !
Le phoco fit immédiatement pivoter son chariot et se dirigea vers l’escalier. Stuart, les mains dans les poches, le suivit sans hâte.
Quand il fut en bas, devant l’appareil en fonctionnement et parmi la foule attentive, il entendit le commentateur annoncer d’une voix excitée qu’il semblait bien que les trois premiers étages de la fusée aient été mis à feu avec succès.
Bonne nouvelle, se dit Stuart. Un brillant chapitre de l’histoire de la race humaine. Il se sentait maintenant un peu réconforté et il se plaça près du comptoir, d’où l’écran était bien visible.
Pourquoi mangerais-je un rat crevé ? se demandait-il. Ce doit être un monde atroce, celui de la prochaine réincarnation, pour y vivre comme ça. Sans même le cuire ! Le ramasser et le gober ! Peut-être avec le poil et tout, imaginait-il ; le poil, la queue, tout, quoi ! Il en frissonna.
Comment puis-je regarder s’écrire l’Histoire ? s’interrogea-t-il avec colère. Je suis là à penser à des rats morts et à des trucs pareils… J’ai envie de méditer à fond sur ce spectacle inouï qui se déroule sous mes yeux et au lieu de cela… il faut que j’aie l’esprit empli des ordures déversées par ce sadique, ce monstre de la radioactivité et des drogues que Fergesson a cru bon d’embaucher. Pfff !
Puis il imagina Hoppy non plus enchaîné à son chariot, non plus infirme sans bras ni jambes, mais planant en quelque sorte… en quelque sorte leur maître à tous, maître du monde, comme l’avait affirmé Hoppy. Et cette idée était encore plus affreuse que celle du rat.