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Je parie qu’il a vu des tas de choses, se dit Stuart, des tas de choses qu’il ne dira pas, qu’il gardera volontairement pour lui. Il nous en dit tout juste assez pour nous tourmenter, puis il la boucle. S’il lui suffit d’entrer en transe pour voir la prochaine réincarnation, alors il voit tout, parce que… qu’y aurait-il d’autre ? Mais de toute façon, je ne crois pas à ces machins d’Orientaux, se dit-il. Après tout, ce n’est pas chrétien.

Et pourtant, il croyait à ce qu’avait dit Hoppy ; il y croyait parce qu’il avait vu de ses propres yeux. Cela avait été une vraie transe. Cela, au moins, était authentique.

Hoppy, avait bien vu quelque chose. Et c’était quelque chose d’effroyable, pas de doute sur ce point non plus.

Et que voit-il d’autre ? s’inquiétait Stuart. Je voudrais pouvoir le lui faire avouer, à ce petit salaud. Qu’est-ce que ce cerveau déformé et méchant a encore perçu à mon sujet, et sur le reste d’entre nous, sur nous tous ?

Et je souhaiterais voir, moi aussi, se dit-il. Cela lui paraissait très important et il cessa de regarder la télé. Il oublia Walt et Lydia Dangerfield et l’Histoire en train de se faire ; il ne pensa plus qu’à Hoppy et à la scène du restaurant. Il aurait voulu chasser ces idées de sa pensée, mais il ne pouvait pas.

Il y revenait sans cesse.

4

Au bruit des explosions lointaines, Mr Austurias tourna la tête pour voir ce qui arrivait sur la route. Debout au flanc de la hauteur, en bordure du bosquet de chênes, il s’abrita les yeux et distingua sur la chaussée, en contrebas, la petite phocomobile de Hoppy Harrington ; installé au centre de son véhicule, le phocomèle se propulsait en évitant les nids-de-poules. Mais ce n’était pas son engin qui émettait les explosions, puisqu’il était alimenté par accumulateurs.

C’est un camion, se dit Mr Austurias. Un des antiques gazogènes transformés d’Orion Stroud ; il le voyait à présent rouler à grande vitesse droit sur la phocomobile de Hoppy. Celui-ci ne paraissait pas entendre le gros poids lourd derrière lui.

La route appartenait à Orion Stroud ; il l’avait achetée au comté l’année d’avant, et il lui revenait de l’entretenir et d’y permettre la circulation des autres véhicules aussi bien que de ses propres camions. Il n’avait pas le droit d’exiger un péage. Pourtant, malgré l’accord, le gazogène avait visiblement l’intention de balayer de son chemin la phocomobile ; il fonçait dessus sans ralentir.

Grands dieux ! se dit Mr Austurias. Il leva involontairement la main ; comme pour détourner le camion, qui était presque sur le chariot à présent. Et Hoppy ne s’en apercevait toujours pas.

— Hoppy ! hurla Mr Austurias, et l’écho de sa voix lui revint dans le calme des bois, sa voix et les explosions du moteur, dans le silence de l’après-midi.

Le phocomèle leva la tête, mais il ne le vit pas et poursuivit son chemin, et le camion était maintenant si près que… Mr Austurias ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il vit la phocomobile sur l’accotement de la route ; le camion filait en grondant et Hoppy était sauvé ; il s’était tiré d’affaire au dernier instant.

Suivant le camion des yeux et souriant, Hoppy agita une de ses prothèses. Il n’avait pas été inquiet, il n’avait pas eu peur du tout, bien qu’il eût certainement su que le poids lourd avait l’intention de le laminer. Hoppy se retourna, il fit un geste à l’adresse de Mr Austurias, qu’il ne pouvait voir, mais dont il connaissait la présence.

Les mains de l’instituteur tremblaient ; il se baissa pour ramasser son panier vide et escalada la colline en direction du premier vieux chêne sous lequel les ombres étaient humides. Mr Austurias était à la cueillette des champignons. Il tourna le dos à la route et s’engagea dans la pénombre ; il savait que Hoppy était sain et sauf et qu’il pouvait par conséquent oublier ce qu’il venait de voir. Son attention se reporta vivement sur le grand Cantharellus cibarius orangé, le champignon communément appelé girolle.

Oui, il luisait, il dessinait un cercle sur l’humus noir ; la belle fleur pulpeuse était très basse, presque enfouie sous les feuilles en décomposition.

Mr Austurias la savourait d’avance, cette girolle, grosse et fraîche ; elle était née des dernières pluies. Il s’inclina et brisa la tige très bas. Encore un champignon et il aurait son dîner. Accroupi, immobile, il regardait dans toutes les directions.

Encore une girolle, moins éclatante, peut-être un peu plus vieille… Il se redressa et s’en approcha sans bruit, comme si elle pouvait s’échapper, comme s’il pouvait la perdre. Pour lui, rien n’était aussi bon que la girolle ou chanterelle, pas même les fins coprins chevelus. Il connaissait nombre de gisements de chanterelles, çà et là, dans le comté de West Marin, sur les hauteurs boisées de chênes, dans la forêt. Il recueillait au total huit variétés de champignons des bois et des prés ; il avait mis à peu près autant d’années à apprendre où les trouver, et cela valait la peine. La plupart des gens avaient peur des champignons, surtout depuis le Cataclysme ; ils craignaient surtout les espèces nouvelles, les mutantes, car dans ces cas, les livres ne leur étaient d’aucune utilité.

Par exemple, songeait Mr Austurias, celui qu’il était en train de cueillir… sa couleur n’était-elle pas un peu altérée ? Il le retourna pour inspecter les lamelles. Peut-être une pseudo-chanterelle, jamais vue encore dans la région, une mutation peut-être toxique, peut-être même mortelle ?

Dois-je avoir peur de te manger ? se demandait-il. Si le phocomèle a le courage d’affronter avec calme les dangers, je devrais être en mesure de faire face aux miens.

Il posa la chanterelle dans son panier et repartit.

D’en bas, de la route, lui parvint un bruit agaçant, grinçant ; il s’immobilisa, l’oreille tendue. Le bruit reprit et Mr Austurias revint en hâte sur ses pas, hors du bois de chênes, de nouveau en vue de la route.

La phocomobile, toujours sur l’accotement, n’avait pas bougé et son propriétaire sans bras ni jambes était dessus, tête penchée. Que faisait-il ? Une convulsion secoua Hoppy, lui relevant la tête, et Mr Austurias, ahuri, constata que le phocomèle était en train de pleurer.

La peur, comprit Mr Austurias. Le phocomèle, terrifié par le camion, ne l’avait pas montré, l’avait dissimulé au prix d’un terrible effort, jusqu’à ce que le poids lourd eût disparu… jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne en vue, qu’il fût enfin seul et libre d’extérioriser ses émotions.

Si tu as tellement la frousse, songea Mr Austurias, pourquoi avoir attendu si longtemps avant de te tirer du chemin ?

En bas, le mince corps de l’infirme tremblait, se balançait d’avant en arrière. Son visage de faucon aux os saillants était gonflé de chagrin. Je me demande ce qu’en penserait notre médecin local, le Dr Stockstill, réfléchissait Mr Austurias. Après tout, il était psychiatre, avant le Cataclysme. Et il est toujours plein de théories sur Hoppy, sur ses motivations.

En touchant les deux champignons qui reposaient dans son panier, Mr Austurias se surprit à philosopher. Nous frôlons sans cesse la mort. Mais était-ce tellement mieux auparavant ? Les insecticides cancérigènes, le smog qui empoisonnait des villes entières, les accidents de la route et les catastrophes aériennes… On n’était pas tellement en sûreté à l’époque non plus, la vie n’était pas facile. Il fallait alors esquiver le danger de temps à autre, comme à présent.