Il faut tirer le meilleur parti des choses, nous réjouir si possible, songeait-il. Et il évoqua de nouveau les savoureuses girolles dans la poêle à frire, avec du vrai beurre, de l’ail et du gingembre, et son bouillon de bœuf maison… quel repas ce serait ! Qui pourrait-il inviter à le partager ? Quelqu’un qu’il aimait beaucoup, ou quelqu’un d’important ? Si seulement il en trouvait un de plus… il inviterait George Keller. George, le surintendant de l’école, son patron. Ou même un des membres du conseil d’administration de l’école ; et pourquoi pas le grand, le gras et rond Orion Stroud lui-même ?
Et puis, il pourrait inviter la femme de George, Bonny Keller, la plus jolie femme de West Marin ; peut-être la plus belle du comté. Voilà une personne qui avait su survivre en cette société de… En fait, les deux Keller s’étaient bien débrouillés depuis le Jour C ! Leur situation était sans doute meilleure qu’avant.
D’un coup d’œil au soleil, Mr Austurias estima l’heure. Pas loin de 4 heures, probablement ; il était temps de rentrer en ville pour écouter le satellite. Il ne faut pas manquer ça, se disait-il en se mettant en route. Pas pour un million de dollars en argent, comme on disait autrefois. Servitude Humaine[2]… quarante épisodes déjà, et cela commençait à devenir intéressant. Tout le monde écoutait ça. Pas de doute, l’homme du satellite avait choisi quelque chose de formidable, cette fois. Je me demande s’il le sait ? songea Mr Austurias. Je n’ai aucun moyen de le lui dire. Je ne peux qu’écouter, et non lui répondre, de West Marin. Bien dommage. Il serait peut-être très heureux de savoir…
Walt Dangerfield devait se sentir très seul là-haut dans son satellite, estimait Mr Austurias. À tourner autour de la Terre jour après jour. Affreuse tragédie, la mort de sa femme ; on le sent. Il n’a jamais plus été le même depuis. Si nous pouvions seulement le faire redescendre… mais alors nous ne l’aurions plus pour nous parler. Non, conclut Mr Austurias. Ce ne serait pas une bonne idée de le faire revenir ; parce que alors il ne remonterait jamais. Il doit être à moitié fou d’envie de sortir de sa coquille après tant d’années.
Serrant l’anse de son panier de champignons, il se hâta en direction de la Station de Point Reyes où se trouvait l’unique poste radio, leur seul contact avec Walt Dangerfield dans son satellite, et par son intermédiaire, avec le monde extérieur.
— L’obsédé vit dans un monde où tout se décompose, dit le Dr Stockstill. C’est une vision prophétique. Imaginez cela !
— Alors nous devons tous être des obsédés, dit Bonny Keller, parce que c’est bien ainsi que cela se passe autour de nous… n’est-ce pas ?
Elle lui sourit et il ne put s’empêcher de lui sourire en retour.
— Riez tant que vous voudrez, dit-il, mais on a toujours besoin de psychiatrie, peut-être même plus qu’avant.
— Plus la moindre nécessité ! le contredit-elle aussi net. Je ne suis même pas certaine qu’on en ait eu besoin avant, mais à l’époque, il est exact que j’en étais convaincue. J’en étais fanatique, comme vous le savez.
Sur le devant de la vaste pièce, où elle manipulait le poste radio, June Raub dit :
— Un peu de silence, s’il vous plaît. Nous n’allons pas tarder à le capter.
L’autorité locale qui parle, songea le Dr Stockstill. Et nous faisons comme elle dit. Quand je pense qu’avant le Cataclysme ce n’était qu’une dactylo de la succursale locale de la Banque d’Amérique.
Les sourcils froncés, Bonny allait répondre à June Raub, mais elle se pencha soudain tout près du Dr Stockstill pour lui proposer :
— Sortons ; George arrive avec Edie. Venez.
Elle le prit par le bras pour le pousser devant les chaises occupées et l’entraîner vers la porte. Le Dr Stockstill se retrouva dehors, sur la véranda de devant.
— Cette June Raub ! Un tempérament de chef ! dit Bonny. (Elle inspecta la route devant Foresters’ Hall dans les deux directions.) Je ne vois ni mon mari ni ma fille. Ni même notre bon maître. Bien sûr, Austurias est dans les bois à cueillir des champignons vénéneux pour nous supprimer tous. Quant à Hoppy, Dieu seul sait à quoi il s’occupe en ce moment. Drôles de combines !
Elle réfléchit, debout dans la faible lumière crépusculaire de fin d’après-midi. Elle était particulièrement charmante aux yeux de Stockstill. Elle portait un tricot de laine et une jupe longue et lourde tissée main ; ses cheveux étaient ramenés sur la nuque en une torsade d’un roux ardent. Une belle femme, songeait-il. Dommage qu’elle soit déjà prise. Puis il ajouta mentalement, avec une ombre de méchanceté involontaire : prise une quantité de fois.
— Voici mon cher mari, dit Bonny. Il a réussi à s’arracher aux affaires de sa chère école. Et voici Edie.
Au bord de la route s’avançait la haute et mince silhouette du principal de l’école primaire ; près de lui et le tenant par la main s’avançait le modèle réduit de Bonny, une petite fille aux cheveux roux, aux yeux brillants, intelligents, curieusement sombres. Ils s’approchèrent et George sourit aimablement.
— Est-ce que c’est commencé ? cria-t-il.
— Pas encore, répondit Bonny.
L’enfant, Edie, prit la parole :
— Tant mieux, parce que Bill a horreur de manquer l’audition. Cela le bouleverse.
— Qui est Bill ? lui demanda le Dr Stockstill.
— Mon frère, lui répondit posément Edie, avec tout l’aplomb de ses sept ans.
Je ne m’étais pas rendu compte que les Keller avaient deux enfants, songeait Stockstill, intrigué. Et de toute façon il ne voyait pas d’autre gosse ; rien qu’Edie.
— Où est-il, Bill ? s’informa-t-il.
— Avec moi, dit Edie. Comme toujours. Vous ne connaissez donc pas Bill ?
Bonny intervint :
— Un camarade de jeu imaginaire. (Elle poussa un soupir de lassitude.)
— Mais non, il n’est pas imaginaire, dit sa fille.
— C’est bon, fit Bonny, irritée. Il est réel. Je vous présente Bill, dit-elle au Dr Stockstill. Le frère de ma fille.
Au bout d’un temps, le visage tendu de concentration, Edie déclara :
— Bill est ravi de vous connaître enfin, docteur. Il vous donne le bonjour.
Stockstill rit :
— Dis-lui que je suis tout aussi heureux d’avoir fait sa connaissance.
— Voici venir Austurias, signala George, le bras pointé.
— Avec son repas du soir, fit Bonny, le ton grognon. Pourquoi ne nous montre-t-il pas comment les trouver ? N’est-il pas notre instituteur ? Et à quoi sert un instituteur ? Je dois avouer, George, que je me pose parfois des questions sur cet homme qui…
— S’il nous enseignait, dit Stockstill, nous dévorerions tous les champignons.
Il savait bien que la question de Bonny était purement académique. Malgré le déplaisir qu’ils en éprouvaient, ils respectaient tous le secret des connaissances de Mr Austurias… C’était son droit de garder pour lui sa science des cryptogames. Chacun d’eux avait ainsi un fonds équivalent où puiser. Autrement, réfléchit-il, ils ne seraient plus en vie ; ils auraient rejoint la grande majorité, les morts silencieux sous leurs pieds, les millions d’êtres que selon le point de vue personnel on pouvait estimer les plus heureux ou les plus malheureux. Il lui semblait parfois que le pessimisme s’imposait, et, ces jours-là, il estimait que les morts avaient eu de la chance. Mais chez lui le pessimisme n’était qu’humeur passagère ; il n’en était sûrement pas atteint en ce moment, debout dans l’ombre avec Bonny Keller, à quelques centimètres d’elle, assez près pour tendre le bras et la toucher… mais il ne fallait pas. Elle lui collerait un revers de main sur le museau, il le savait bien. Un bon coup… et en plus, George entendrait, comme s’il ne suffisait pas d’être battu par Bonny.