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Il faudra que je discute de cet homme avec Bonny Keller, se promit-il. Je dois découvrir tout ce qu’elle en sait et ce n’est jamais difficile de la faire parler, par conséquent cela ne posera pas de problème. Par ailleurs, je me demande ce que Stockstill aurait à dire sur la question. Sûrement, du fait qu’il a vu Bluthgeld – même une seule fois – il serait en mesure de confirmer mon propre diagnostic : schizophrénie paranoïde.

Dans le haut-parleur, la voix de Walt Dangerfield débitait des tranches de Servitude Humaine, et Mr Austurias y porta son attention, pris, comme chaque fois, par la puissance du récit. Les problèmes qui nous paraissaient fondamentaux autrefois, songeait-il… l’incapacité d’échapper à des rapports humains malheureux… Maintenant, nous goûtons tous les rapports humains. Nous avons beaucoup appris.

Assise non loin de l’instituteur, Bonny Keller soliloquait. Encore un qui cherche Bruno. Encore un qui rejette le blâme sur lui, qui en fait le bouc émissaire pour tout ce qui est arrivé. Comme si un seul homme pouvait déclencher la guerre mondiale et causer la mort de millions d’autres, même s’il le souhaitait !

Mais ce n’est pas grâce à moi que vous le trouverez, se dit-elle. Je pourrais beaucoup vous aider, Mr Austurias, mais je n’en ferai rien. Alors retournez à votre petit tas de bouquins sans couvertures, retournez à la chasse aux champignons. Oubliez Bruno Bluthgeld, ou plutôt Mr Tree comme il se fait appeler maintenant. Comme il se fait appeler depuis le jour – cela remonte à sept ans – où les bombes ont commencé à dégringoler et où il s’est retrouvé en train d’errer dans les rues en ruine de Berkeley, tout aussi incapable de comprendre ce qui se passait que l’était le reste du monde.

5

Le pardessus sur le bras, Bruno Bluthgeld remontait Oxford Street, dans le campus de l’université de Californie ; la tête inclinée, il ne regardait rien ; il connaissait bien son chemin et il n’avait pas envie de voir des étudiants, des jeunes. Il ne s’intéressait ni aux voitures qui passaient ni aux bâtiments dont un si grand nombre étaient neufs. Il ne voyait pas la ville de Berkeley parce qu’elle ne l’intéressait en rien. Il réfléchissait et il avait maintenant l’impression de comprendre très clairement ce qui le rendait malade. Il ne doutait plus d’être malade ; il se sentait profondément entamé… Il lui suffisait maintenant de découvrir la source du mal.

Il pensait que cela lui venait du dehors, cette maladie, cette infection terrible qui l’avait finalement poussé à consulter le Dr Stockstill. Est-ce que le psychiatre, sur la foi de cette première visite, avait établi quelque théorie acceptable ? Bruno Bluthgeld en doutait.

C’est alors, tout en marchant, qu’il remarqua que les allées transversales sur la gauche s’inclinaient, comme si la ville se fût enfoncée de ce côté, comme si elle eût progressivement chaviré. Bluthgeld en éprouva un certain amusement, car il reconnut cette déformation ; c’était son astigmatisme qui devenait aigu chaque fois qu’il était en état de tension nerveuse. Pourtant, il avait aussi la sensation de marcher sur un trottoir penché, soulevé d’un côté, si bien que tout avait tendance à glisser ; il se sentait lui-même glisser peu à peu, à tout petits coups, et il avait du mal à mettre un pied devant l’autre. Il avait tendance à virer, à tituber vers la gauche, lui aussi, comme toutes les autres choses.

Les données des sens sont si essentielles, songeait-il. Non seulement ce qu’on perçoit, mais la façon de percevoir. Il gloussait. Facile de perdre l’équilibre quand on souffre d’astigmatisme prononcé. Comme le sens de l’équilibre se diffuse dans toute la connaissance que nous avons de l’univers qui nous entoure… l’ouïe découle du sens de l’équilibre, qui est un sens élémentaire et non reconnu, sous-jacent à tous les autres. Peut-être ai-je attrapé une petite labyrinthite, une infection virale de l’oreille moyenne. Il faudra que je me fasse examiner.

Mais oui, à présent… la rupture de son sens de l’équilibre… commençait à affecter son sens auditif, comme il l’avait prévu. C’était fascinant comme l’œil et l’oreille s’unissaient pour créer un Gestalt ; d’abord la vue, puis l’équilibre, et maintenant il entendait de travers !

Tout en avançant, il entendait un écho sourd mais profond qui naissait de ses propres pas, du choc de ses semelles sur le revêtement ; non pas le claquement vif et sec d’une chaussure féminine, mais un son bas, évocateur d’ombre, un roulement qui se fût en quelque sorte élevé d’un puits, d’une caverne.

Ce n’était pas un bruit agréable ; cela lui faisait mal à la tête, cela créait en lui une douleur aiguë qui se répercutait dans tout son crâne. Il ralentit, modifiant son pas, observant ses chaussures quand elles frappaient le sol, comme pour se préparer au son.

Je sais d’où cela provient, se dit-il. Il avait déjà eu cette impression dans le passé, ces échos des bruits normaux qui se propageaient dans ses conduits auditifs. Tout comme la distorsion de la vue, cela avait un fondement purement physiologique, bien qu’il en eût été intrigué et effrayé durant des années. La cause en était toute simple : la position pénible, la tension du squelette, notamment à la base du cou. En fait, il pouvait vérifier sa théorie rien qu’en tournant la tête dans un sens puis dans l’autre ; il entendait un petit craquement de ses vertèbres cervicales, un bruit bref et cassant qui déclenchait aussitôt les répercussions les plus atrocement pénibles dans ses oreilles.

Il faut que je sois rudement tourmenté aujourd’hui, se disait Bruno Bluthgeld. En effet, une altération plus profonde de ses perceptions sensorielles s’emparait de lui, sous une forme qui lui était inconnue. Une brume terne, fumeuse, se mettait à envelopper tout ce qui l’entourait, transformant bâtiments et voitures en des masses inertes, sinistres, sans couleur ni mouvement.

Et où étaient les gens ? Il paraissait peiner tout seul contre l’inclinaison dangereuse d’Oxford Street pour gagner l’endroit où il avait rangé sa Cadillac. Étaient-ils donc (quelle étrange idée ?) tous rentrés à l’intérieur ? Comme pour fuir la pluie… cette pluie de fines particules de suie qui semblait saturer l’air, le gêner dans sa respiration, dans sa vision, dans sa progression.

Il s’immobilisa. Planté là au milieu d’un croisement, contemplant la rue latérale qui plongeait dans les ténèbres, puis se tournant vers la droite où elle remontait et cessait net comme si on l’eût tordue et rompue, il constata avec stupéfaction – et il n’y trouva pas d’explication immédiate dans l’arrêt subit du fonctionnement de quelque organe particulier – que des crevasses s’étaient ouvertes. À sa gauche, les bâtisses s’étaient fendues. Il y avait des fissures anguleuses, comme si la plus dure des matières, le béton même qui soutenait la ville, qui constituait les rues et les maisons, s’était désintégré.

Grand Dieu ! songea-t-il. Que se passe-t-il ? Il scrutait le brouillard de suie. Maintenant, le ciel avait disparu, entièrement caché par la pluie de ténèbres.

Ce fut alors qu’il aperçut, se mouvant au hasard dans la sinistre pénombre, parmi les blocs de ciment fendus, parmi les décombres, de petites silhouettes ratatinées : des gens, des piétons qui étaient d’abord là puis avaient disparu… Ils étaient de retour, mais tous paraissaient atteints de nanisme, ils restaient bouche bée, sans le voir, ils ne parlaient pas, mais tâtonnaient seulement en tous sens, sans but.