Que se passe-t-il ? se demanda-t-il de nouveau, mais à voix haute, et il entendit sa voix résonner sourdement. Tout est brisé ; la ville est fragmentée. Par quoi a-t-elle été frappée ? Que lui est-il arrivé ? Il quitta alors la chaussée pour se frayer passage parmi les parties séparées et aplaties de Berkeley. Ce n’est pas moi, se rendait-il compte ; c’est une vaste et terrible catastrophe. Maintenant le bruit lui tonnait aux oreilles et la suie s’agitait, déplacée par les ondes sonores. Un avertisseur de voiture se déclencha, continua sa plainte, mais c’était très lointain et très faible.
Debout devant la vitrine de Modern TV, à regarder le reportage du vol de Walter et Lydia Dangerfield, Stuart McConchie vit à sa grande surprise l’écran s’assombrir.
— Ils ont perdu l’image, fit Lightheiser, dégoûté.
Le groupe des spectateurs s’agitait, contrarié. Lightheiser mâchonnait son cure-dents.
— Cela va revenir, dit Stuart en se baissant pour changer de chaîne.
Après tout, l’événement était suivi par tout le réseau. Toutes les chaînes étaient sans image. Et il n’y avait pas de son non plus. Il actionna le commutateur. Rien.
Un des ouvriers arriva du sous-sol en courant, se précipita vers le devant de la boutique et hurla :
— Alerte Rouge !
— Comment ? fit Lightheiser, sidéré, tandis que son visage devenait vieux et malsain.
À cette vue, Stuart McConchie comprit sans que les mots se formulent ou que les pensées même naissent dans son cerveau. Il n’avait pas à réfléchir ; il savait. Il sortit à toutes jambes dans la rue, puis il s’arrêta sur le trottoir. Et les spectateurs, le voyant courir, ainsi que le dépanneur, prirent à leur tour le pas de course en diverses directions, les uns pour traverser la rue en pleine circulation, d’autres en rond, quelques-uns en ligne droite, comme si chacun eût vu quelque chose de différent et qu’il n’arrivât pas la même chose à chacun d’eux.
Stuart et Lightheiser longèrent le trottoir jusqu’aux portes de métal gris-vert qui fermaient le local souterrain dans lequel, il y avait très longtemps, une pharmacie conservait ses stocks, mais qui était à présent vide. Stuart et Lightheiser s’efforcèrent de les soulever et tous deux hurlèrent qu’ils n’y parvenaient pas. Impossible d’ouvrir, sinon par en dessous. Un employé apparut sur le seuil du magasin de confection pour hommes et les regarda. Lightheiser lui cria de foncer en bas pour ouvrir les trappes dans le trottoir.
— Ouvre le trottoir ! hurlait-il, de même que Stuart, auxquels s’étaient maintenant jointes plusieurs personnes, toutes debout ou accroupies autour des battants, attendant de voir le trottoir s’ouvrir.
Alors l’employé pivota et rentra dans la boutique. Un instant après, Stuart entendit un vacarme métallique sous ses pieds.
— Écartez-vous ! commanda un homme trapu, d’un certain âge. Ne restez pas sur les portes !
Les gens plongèrent alors les regards dans une pénombre froide, une cavité déserte, une caverne sous le trottoir. Ils y sautèrent tous, tombant jusqu’au fond où ils se retrouvèrent sur un sol de ciment humide, roulés en boule ou étalés de tout leur long… Ils se tortillaient et tentaient de s’enfoncer dans le revêtement qui s’émiettait, parmi les cloportes morts, dans l’odeur de pourriture.
— Refermez, disait un homme.
Il ne semblait pas qu’il y eût de femmes ou, s’il y en avait, elles restaient silencieuses. La tête coincée dans un angle de béton, Stuart tendait l’oreille, mais il n’entendait que des hommes, qui s’accrochaient aux trappes et s’efforçaient de les rabattre. D’autres gens descendaient encore, tombant, roulant, poussant des cris, comme si on les eût jetés d’en haut.
— Dans combien de temps, ô Seigneur ? implora quelqu’un.
— Tout de suite, dit Stuart.
Il le savait ; il savait que les bombes éclataient déjà, il le sentait. Cela paraissait se passer en lui. Boum-boum-boum-boum, faisaient les bombes, ou peut-être étaient-ce des engins envoyés par l’Armée pour intercepter les bombes ? Peut-être était-ce la défense. Que je descende, songeait Stuart. Le plus profond possible. Que je m’enfonce dans le sol. Il se tassait, lovait son corps pour creuser une niche. Il y avait maintenant sur lui de l’humanité, des manteaux, des manches qui l’étouffaient, et il en était satisfait, peu lui importait… il ne voulait pas de vide autour de lui, il lui fallait du solide tout autour. Il n’avait pas besoin de respirer. Il avait les yeux fermés, comme toutes les autres ouvertures de son organisme : la bouche, le nez, les oreilles, tout était bouché. Il s’était emmuré ; il attendait.
Boum-boum-boum.
Le sol sursautait.
On s’en tirera, se répétait Stuart. Ici, en bas, en sûreté dans la terre. En sûreté à l’intérieur où on ne risque rien. Ça nous passera au-dessus de la tête. Le vent.
Le vent, au-dessus d’eux, en surface, passait à une vitesse énorme. Et Stuart le savait : l’air se déplaçait d’un bloc, comme un corps.
Dans l’ogive de Dutchman IV, Walt Dangerfield, tout en subissant encore la pression de bien des gravités, percevait dans ses écouteurs les voix d’en bas, de l’abri de contrôle.
— Troisième étage réussi, Walt. Vous êtes en orbite. Nous mettrons à feu l’étage final à 15 h 45 au lieu de 15 h 44, m’annonce-t-on.
Vitesse orbitale, se dit Dangerfield, en s’efforçant de voir sa femme. Elle avait perdu connaissance. Il détourna aussitôt les yeux, pour se concentrer sur sa propre alimentation en oxygène. Il savait que tout irait bien pour elle, mais il ne voulait pas être le témoin de ses souffrances. Ça colle, songeait-il, tout va bien pour nous deux. En orbite, en attendant la poussée finale, ce n’est pas tellement désagréable.
La voix reprit dans les écouteurs :
— Déroulement parfait jusqu’à présent, Walt. Le Président est encore ici. Il vous reste huit minutes et six secondes avant les premières corrections pour la mise à feu du quatrième étage. Si en rectifiant de petites…
Les parasites noyèrent la voix. Il ne l’entendit plus.
Si en rectifiant des erreurs mineures de position, se répétait Dangerfield, nous n’aboutissons pas au succès complet, on nous ramènera au sol, comme on a déjà fait pour les essais avec des robots. Et plus tard, on recommencera. Il n’y a pas de danger. Le retour dans l’atmosphère est déjà de l’histoire ancienne. Il attendit.
La voix retentit de nouveau dans son casque.
— Walter, nous subissons une attaque, ici, au sol.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? fit-il.
— Dieu nous garde, dit la voix. (C’était celle d’un homme déjà mort, une voix dénuée de sentiment, vide et maintenant silencieuse. Disparue.)
— Une attaque de qui ? lança-t-il quand même dans le micro.
Il pensait à des grévistes, à des émeutiers, il évoquait des foules en colère armées de briques. Une attaque par des cinglés, par qui ?
Il se leva péniblement, se dégagea des harnais et regarda par le hublot le monde d’en bas. Les nuages, l’océan, le globe lui-même. Ici et là, on faisait flamber des allumettes, il voyait la fumée, les flammes. La frayeur l’envahit tandis qu’il filait en silence dans l’espace, contemplant les incendies éparpillés. Il savait ce que c’était.
La mort, songea-t-il. La mort qui allume des projecteurs, qui brûle la vie du monde, de seconde en seconde.