Il continua d’observer.
Le Dr Stockstill savait qu’il y avait un abri collectif sous l’une des grandes banques, mais il ne se rappelait plus laquelle. Il prit sa secrétaire par la main et quitta l’immeuble en courant, traversant Center Street en cherchant des yeux le panneau noir et blanc qu’il avait aperçu un millier de fois et qui faisait partie intégrante du paysage dans son existence quotidienne de praticien. Le panneau s’était fondu dans l’immuable et maintenant, il en avait besoin ! Il aurait voulu le voir s’avancer de lui-même pour qu’il le remarque comme il l’avait fait au début, comme une indication de valeur, un signe essentiel qui lui permettrait de sauver sa vie.
Ce fut sa secrétaire qui le tirailla par la manche pour lui montrer le chemin. Elle lui hurlait sans arrêt quelque chose dans l’oreille. Alors il vit le panneau. Il pivota et tous deux traversèrent la chaussée, parmi les voitures immobilisées et les piétons affolés. Puis ils se retrouvèrent en train de lutter, de se battre pour pénétrer dans l’abri, qui était constitué par le sous-sol du bâtiment.
Tandis qu’il s’enfonçait de plus en plus bas, dans l’abri, dans la masse de gens qui s’y pressaient, il songeait au patient qu’il venait de voir. Il pensait à Mr Tree et, dans son esprit, une voix disait avec netteté : c’est vous qui êtes cause de ceci. Voyez ce que vous avez fait : vous nous avez tous tués.
Sa secrétaire avait été séparée de lui et il était seul parmi des inconnus, leur soufflant au visage et recevant leurs souffles en retour. Et tout le temps il entendait des lamentations, des femmes avec leurs enfants, probablement, des ménagères qui étaient accourues des grands magasins, des mères en promenade. Les portes sont-elles fermées ? se demandait-il. Est-ce commencé ? Oui, le moment est venu. Il ferma les yeux et se mit à prier à voix haute, très fort, pour entendre ses propres paroles, mais elles se perdaient quand même.
— Cessez ce boucan ! lui cria quelqu’un… une femme, en plein dans l’oreille, si près qu’il en eut mal.
Il ouvrit les yeux. La femme le fusilla du regard comme si cela seul importait, comme si elle n’avait conscience que de cette prière vociférée. Elle mettait toute son énergie à le faire taire, et il en fut si surpris qu’il se tut en effet.
Est-ce là tout ce qui vous intéresse ? s’étonnait-il intérieurement, intimidé par elle, par sa concentration farouche, par la folie de son attitude.
— Bien sûr, lui déclara-t-il, espèce d’idiote ! (Mais elle ne l’entendit pas.) Est-ce que je vous dérangeais ? poursuivit-il, sans qu’elle lui prête attention. (Elle regardait à présent tout aussi méchamment quelqu’un d’autre qui avait dû la pousser, ou la heurter.) Navré, dit-il, navré, vieille corneille stupide, espèce de…
Il insultait la femme, plutôt que de prier, et il en retirait plus de soulagement, plus de satisfaction.
Puis, en plein milieu de ses imprécations, il lui vint une idée fantastique mais tenace. La guerre avait commencé ; on les bombardait et ils allaient sans doute mourir, mais c’était Washington qui leur larguait les bombes sur la tête et non pas les Chinois ou les Russes. Quelque chose s’était détraqué dans le système automatique de défense spatiale et le cycle de réaction se déroulait… et personne ne pouvait y mettre fin. C’était la guerre et la mort, bien sûr, mais c’était par erreur ; il y manquait l’intention. Il ne sentait aucune hostilité au-dessus de lui. Les forces, là-haut, agissaient sans mobile, sans idée de vengeance, elles étaient creuses, vides, absolument froides. C’était comme si sa propre voiture lui eût passé d’elle-même sur le corps ; c’était vrai, mais cela n’avait aucun sens. Ce n’était pas de la politique, c’était une panne, un échec, un hasard.
Il se trouvait ainsi totalement dépouillé de haine envers l’ennemi parce qu’il ne pouvait en projeter, en comprendre le concept, ni même y croire. C’était comme si son dernier malade, Mr Tree ou le Dr Bluthgeld, eût pris et absorbé tout cela, n’en laissant pas une miette pour les autres. Bluthgeld avait fait de Stockstill un autre être, qui ne pouvait plus penser de cette manière, même à présent. Bluthgeld, par la démence, avait rendu incroyable le concept de l’ennemi.
— On ripostera, on ripostera, on ripostera, chantonnait un homme près de Stockstill.
Ce dernier le dévisagea avec étonnement en se demandant contre qui il riposterait. Des choses leur tombaient dessus ; cet homme avait-il l’intention de tomber à l’envers dans le ciel pour une revanche quelconque ? Renverserait-il la marche des forces naturelles, comme on projette un film à l’envers ? C’était une idée curieuse, un non-sens. Comme si cet homme était devenu la proie de son inconscient. Il ne vivait plus une existence rationnelle tendue vers son bien-être personnel ; il avait capitulé devant quelque idée primitive.
C’est l’impersonnel qui nous a attaqués, songeait le docteur Stockstill. Voilà ce que c’est : il nous attaque du dedans et du dehors. La fin de la coopération à laquelle nous nous efforcions tous ensemble. Maintenant il n’y a plus que les atomes. Discrets, certes, car on ne les voyait pas. Ils s’entrechoquaient, mais sans autre bruit qu’un bourdonnement généralisé.
Il se mit les doigts dans les oreilles pour tenter de ne plus entendre les bruits autour de lui. Et c’était ridicule : les bruits paraissaient être au-dessous de lui, monter au lieu de descendre. Il avait envie de rire.
Quand l’attaque se déclencha, Jim Fergesson venait tout juste de descendre dans l’atelier de réparation de Modern TV. Il était face à Hoppy Harrington et vit l’expression du phocomèle quand on annonça l’alerte rouge sur la modulation de fréquence et que le système conalrad entra immédiatement en application. Il perçut sur le visage étroit et osseux un sourire qui évoquait l’avidité, comme si en entendant et en comprenant ce qui se passait, Hoppy était envahi de joie, de joie de vivre ! Il avait été illuminé pendant un instant, il avait rejeté toute inhibition, écarté tout ce qui le retenait à la surface de la terre, toutes les forces qui le freinaient. Ses yeux étincelaient et ses lèvres se tordaient. Il avait l’air de tirer la langue pour se moquer de Fergesson.
— Sale petit monstre ! lui lança ce dernier.
— C’est la fin ! hurla le phoco.
L’expression s’était déjà effacée de son visage. Peut-être n’avait-il même pas entendu les paroles de Fergesson. Il semblait s’être absorbé en lui-même. Il frissonnait et les prolongements manuels de son chariot dansaient et fendaient l’air comme des fouets.
— Écoutez-moi ! dit Fergesson. Nous sommes au-dessous du niveau de la rue. (Il empoigna l’ouvrier, Bob Rubenstein.) Toi, espèce d’idiot congénital, reste où tu es. Moi, je monte pour faire descendre tous ces gens. Dégage le plus d’espace possible. Fais-leur de la place.
Il lâcha l’ouvrier et courut jusqu’à l’escalier. Alors qu’il montait les marches deux par deux, en s’appuyant sur la rampe pour se propulser, il lui arriva quelque chose aux jambes. Sa partie inférieure tomba et il fila en arrière, roulant au bas des marches tandis que des tonnes de plâtre blanc s’abattaient sur lui. Sa tête heurta le sol cimenté et il se rendit compte que l’immeuble avait été frappé, emporté, ainsi que les gens. Et lui aussi était atteint, coupé en deux, et seuls Hoppy et Bob Rubenstein survivraient… et peut-être pas même eux.
Il tenta de parler mais il n’y parvint pas.
Resté devant son établi, Hoppy ressentit l’onde de choc et vit l’embrasure de la porte comblée par les débris du plafond, les éclats de bois de l’escalier, et parmi ces derniers quelque chose de mou, des morceaux de chair. Cette chair, c’était Fergesson. L’immeuble tremblait et retentissait comme si on y eût claqué des portes. Nous sommes emmurer, pensa Hoppy. L’ampoule du plafond s’écrasa avec un bruit sourd. Maintenant, il ne distinguait plus rien. Les ténèbres. Bob Rubenstein poussait des cris aigus.