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Le phoco fit reculer son chariot dans la noire cavité du sous-sol, en se guidant du bout de ses prothèses. Il tâtonnait parmi les stocks de réserve, les grands récepteurs de télé dans leurs cartons. Il alla le plus profondément possible, se creusant un tunnel, lentement et avec soin, pour s’éloigner le plus possible de l’entrée. Rien ne lui tomba sur la tête. Fergesson ne s’était pas trompé. On était en sûreté, ici, au-dessous du niveau de la rue. En haut, les autres n’étaient plus que chair déchiquetée, mêlée à la poudre blanche et sèche qui avait été la bâtisse. Ici, c’était différent.

Pas le temps, songeait-il. On nous a avertis et c’était commencé. Et ça continue. Il sentait le vent qui courait en surface au-dessus de lui. Il courait sans entraves parce que tout ce qui se dressait auparavant était maintenant rasé. Il ne faudra pas remonter, même plus tard, se dit-il, à cause de la radioactivité. C’était l’erreur qu’avaient commise les Japonais ; ils étaient remontés tout de suite en souriant.

Combien de temps vais-je vivre ici ? Un mois ? Pas d’eau, à moins qu’une canalisation crève. Pas d’air avant un certain temps, sauf si des particules s’infiltrent entre les débris. Pourtant cela vaut mieux que de tenter de sortir. Je ne sortirai pas, se répéta-t-il. Je sais, moi, je ne suis pas aussi idiot que les autres.

Il n’entendait plus rien, maintenant. Plus de chocs, plus d’objets retombant en pluie dans l’obscurité autour de lui, les petits objets arrachés des rayonnages. Rien que le silence. Il n’entendait plus Bob Rubenstein. Des allumettes. Il en prit dans sa poche et en frotta une. Il constata alors que de grands carions s’étaient écroulés et l’avaient isolé. Il était seul, dans un coin bien à lui.

Vingt dieux ! jubilait-il. Tu parles d’une veine ! Un espace à ma mesure. Je vais me tasser là. Je peux tenir des jours et m’en tirer. Je sais qu’il était dit que je survivrais. Fergesson, lui, il ne pouvait que mourir tout de suite. C’est la volonté de Dieu. Dieu sait ce qu’il a à faire. Il observe. Il n’y a pas de hasard là-dedans. C’est le grand nettoyage du monde. Il faut faire de la place, dégager de nouveaux espaces pour des gens comme moi, par exemple.

Il éteignit l’allumette et l’obscurité revint. Peu lui importait. Il attendait, immobile sur son chariot, il songeait. Voici ma chance, volontairement créée à mon intention. Tout sera différent quand j’émergerai. Le Destin était à l’œuvre dès le départ, bien avant que je naisse. Maintenant, je comprends tout ; même pourquoi j’étais si différent des autres. J’en sais la raison.

Combien s’est-il écoulé de temps ? se demanda-t-il bientôt. Il commençait à s’impatienter. Une heure ? Je ne peux supporter l’attente. Je sais qu’il faut attendre, mais je voudrais que cela se dépêche. Il tendait l’oreille pour capter des bruits humains au-dessus de lui, des équipes de sauveteurs de l’Armée en train de dégager les victimes. Mais pas encore. Rien jusqu’à présent.

J’espère que ce ne sera pas trop long, se dit-il. Il y a beaucoup à faire. J’ai du pain sur la planche.

En sortant d’ici, il faudra que je m’occupe tout de suite de l’organisation, parce que c’est de ça qu’on aura besoin. Organisation et direction. Tout le monde tournera en rond. Peut-être puis-je déjà dresser des plans.

Il faisait des projets dans le noir. Il lui venait toutes sortes d’inspirations. Il ne perdait pas son temps, il ne restait pas à ne rien faire simplement parce qu’il devait rester immobile. Sa tête fourmillait d’idées originales ; il s’impatientait en y réfléchissant ; il se demandait comment elles s’appliqueraient, quand il les mettrait à l’épreuve. La plupart portaient sur les méthodes de survie. Personne ne dépendrait plus d’une vaste société ; il n’y aurait plus que de petits bourgs et des individus, comme dans les livres d’Ayn Rand. Ce serait la fin du conformisme, de l’esprit collectif et de tout ce fatras. Plus de camelote en série comme ces cartons de récepteurs télé en trois dimensions qui s’étaient écroulés tout autour de lui.

Son cœur battait d’ardeur impatiente ; il avait du mal à rester sur place… C’était comme si un million d’années s’étaient déjà écoulées, songeait-il. Et on ne l’avait pas encore découvert, bien qu’il y eût des gens en train de chercher. Il le savait. Il sentait la présence des sauveteurs ; ils se rapprochaient.

— Vite ! s’écria-t-il, en détendant ses pinces dont les extrémités grattèrent les cartons dans un bruit sourd.

Énervé, il se mit à frapper sur les emballages. Un roulement de tambour emplit l’obscurité, comme s’il y eût là de nombreuses vies emprisonnées, toute une nichée de gens et pas uniquement Hoppy Harrington, seul.

Dans sa maison à flanc de coteau, à West Marin, Bonny Keller se rendit compte que la musique classique avait cessé sur le récepteur stéréo du salon. Elle sortit de la chambre, essuyant ses mains tachées d’aquarelle. Elle se demandait si c’était encore la même lampe qui s’était « coupée » – comme disait George.

C’est alors que, se tournant vers la fenêtre, elle vit se dresser dans le ciel du sud une colonne de fumée aussi dense et brune qu’un tronc d’arbre. Elle en resta la bouche ouverte, puis la fenêtre éclata. Les vitres se pulvérisèrent, Bonny fut projetée en arrière et elle glissa sur le plancher parmi la poussière de verre. Tous les objets de la maison se renversèrent, tombèrent, se fracassèrent. Les débris glissaient avec elle comme si la maison se fût inclinée presque à la verticale.

La Fissure de San Andréas, pensa-t-elle. Un terrible tremblement de terre comme celui d’il y a quatre-vingts ans. Tout ce que nous avons construit… tout est détruit. En tourbillonnant, elle se heurta au mur du fond, qui était maintenant à l’horizontale alors que le plancher se dressait en muraille. Elle vit pleuvoir lampes, tables et chaises qui finalement s’écrasaient et elle était stupéfaite que tout fût si fragile. Elle ne comprenait pas que des objets qu’elle possédait depuis des années puissent se briser si aisément. Seul le mur même, maintenant sous ses pieds, restait solide.

Ma maison, songeait-elle. Disparue. Tout ce qui m’appartient, qui a un sens pour moi. Oh ! ce n’est pas juste.

Elle gisait, pantelante, elle avait mal à la tête. Elle lissa son pantalon, de ses mains couvertes d’une fine poudre blanche et qui tremblaient, elle vit du sang sur son poignet : une blessure qu’elle ne distinguait pas ? À la tête, pensa-t-elle. Elle se frotta le front et des plâtras lui tombèrent des cheveux. Maintenant… elle ne comprenait plus… le plancher était de nouveau à plat et le mur à la verticale comme avant. Retour à la normale. Mais les objets étaient tous brisés. Cela persistait. Un véritable dépotoir, se dit-elle. Il va falloir des semaines et des mois. Jamais nous ne reconstruirons tout. C’est la fin de notre vie, de notre bonheur.

Elle se releva et se mit à marcher ; elle repoussa du pied les débris d’une chaise. Elle partit vers la porte en décochant des coups de pied dans les décombres. Des particules tournoyaient dans l’air et elle les avalait ; elle s’étouffait, elle était furieuse. Du verre partout et ses belles fenêtres, disparues ! Des trous carrés, vides, avec quelques éclats qui se détachaient encore pour tomber sous ses yeux. Elle découvrit une porte… que la torsion des cloisons avait ouverte. Elle y appliqua l’épaule, puis tout son poids, et réussit à écarter le battant juste assez pour sortir de la maison, le pas mal assuré, et aller se placer à quelques mètres pour contempler la scène.