Son mal de tête empirait. Suis-je devenue aveugle ? se demanda-t-elle, car elle avait du mal à garder les yeux ouverts. Ai-je perçu une lumière ? Elle avait le souvenir d’un unique éclair lumineux, comme un obturateur photographique qui s’ouvre et se referme si vite que les nerfs optiques ne réagissent pas… elle ne l’avait pas vu en réalité. Et pourtant ses yeux étaient blessés, elle sentait la blessure. Son corps, tout son être paraissait endommagé. Pas étonnant. Mais le sol ? Elle ne voyait pas de crevasse. Et la maison était debout. Seuls les fenêtres et les objets ménagers étaient détruits. La charpente restait, mais il n’y avait plus rien dedans !
Tout en marchant lentement, elle songeait : il faut que je trouve du secours. J’ai besoin de soins médicaux. Puis, alors qu’elle trébuchait et manquait tomber, elle jeta un coup d’œil circulaire et vit de nouveau la colonne de fumée brune dans le sud. Est-ce que San Francisco est déjà en feu ?
Cela brûle, conclut-elle. C’est une calamité. La ville même a été atteinte et pas seulement West Marin. Pas seulement la population du comté, mais tous les habitants de la ville. Il doit y avoir des milliers de morts. Ils vont décréter l’état d’urgence nationale et faire appel à la Croix-Rouge et à l’Armée. Nous nous en souviendrons jusqu’à notre dernier jour. Tout en avançant, elle se mit à pleurer, le visage dans les mains, ne voyant plus où elle allait, et ne s’en souciant plus. Ce n’était plus sur elle-même et la ruine de sa maison qu’elle pleurait. C’était pour la ville au sud. Pour tous ses habitants et tout ce qui s’y trouvait et ce qui y était arrivé.
Elle savait qu’elle ne la verrait jamais plus. Il n’y avait plus de San Francisco. Fini. La fin était survenue ce jour même. Les larmes aux yeux, elle errait mais se rapprochait quand même du bourg. Elle entendait déjà des voix monter de la plaine. Elle se guida sur le son.
Une voiture s’arrêta près d’elle. La portière s’ouvrit. Un homme lui tendit la main. Elle ne le connaissait pas. Elle ignorait même s’il vivait dans la région ou ne faisait que passer. De toute façon, elle se serra contre lui.
— Ça ira, lui dit l’homme en la prenant par la taille.
Elle se rapprocha encore de lui en sanglotant, se tassant contre le siège et l’attirant sur elle.
Plus tard, elle se retrouva en marche, cette fois sur un chemin étroit bordé de chênes, les vieux troncs rabougris qu’elle aimait tant. Le ciel était gris, sinistre, traversé de lourds nuages qui dérivaient en une monotone procession vers le nord. Ce doit être le chemin du Ranch de la Vallée de l’Ours, se dit-elle. Elle souffrait des pieds et, quand elle s’immobilisa, elle constata qu’elle était déchaussée ; elle avait perdu ses chaussures quelque part en chemin.
Elle portait encore le pantalon taché de peinture qu’elle avait quand s’était produit le séisme, quand la radio s’était arrêtée. Mais était-ce bien un séisme, après tout ? L’homme, dans la voiture, effrayé et balbutiant comme un bébé, avait parlé d’autre chose, mais c’était trop embrouillé, trop chargé de panique pour qu’elle ait compris.
Je veux rentrer à la maison, se dit-elle. Je veux être chez moi et je veux mes chaussures. Je parie que cet homme les a emportées. Je parie qu’elles sont restées dans sa voiture. Et je ne les reverrai pas.
Elle continua de peiner, grimaçant de douleur, souhaitant rencontrer quelqu’un, se posant des questions sur ce ciel écrasant et se sentant de plus en plus seule à chaque seconde qui passait.
6
En repartant au volant de son minibus Volkswagen, Andrew Gill eut une dernière vision de la femme en pantalon taché de peinture et sweater qu’il venait de déposer ; il la suivit des yeux tandis qu’elle allait pieds nus sur la route, puis elle disparut après le premier virage. Il ignorait son nom mais il lui semblait bien que c’était la plus jolie femme qu’il eût jamais vue, avec ses cheveux roux et ses petits pieds délicatement formés. Et dire, songeait-il avec un certain ahurissement, que nous venons tout juste de faire l’amour, elle et moi, dans le fond du bus !
C’était pour lui tout un déploiement d’irréel, cette femme et les grandes explosions qui avaient déchiré la campagne et soulevé cette coupole grise dans le ciel du sud. Il savait pourtant que c’était une sorte de guerre ou du moins une calamité moderne sans précédent pour tout le monde aussi bien que pour lui-même.
Ce matin-là, il avait quitté sa boutique de Petaluma pour aller livrer à la pharmacie de Point Reyes Station dans le comté de West Marin, un lot de pipes en racine de bruyère importées d’Angleterre. Il était commerçant en alcools fins – en vins notamment – et en tabac. On trouvait chez lui tout ce qu’il fallait au fumeur invétéré, y compris de petits instruments nickelés pour nettoyer les pipes et tasser le tabac dans le fourneau. Maintenant, tout en roulant, il se demandait dans quel état se trouvait son magasin. L’événement avait-il touché la région de Petaluma ?
Je ferais pas mal d’y foncer pour voir, se dit-il. Puis il repensa à la petite femme aux cheveux roux, en pantalon, qui avait sauté dans le véhicule – ou du moins qui lui avait permis de l’y faire monter, car il ne se rappelait plus trop comment c’était arrivé – et il avait l’impression qu’il devait se lancer à sa poursuite, s’assurer qu’elle n’était pas en danger. Habitait-elle dans le secteur ? Et comment la retrouver ? Il avait déjà envie de la revoir. Jamais il n’avait rencontré personne qui lui ressemble. Et avait-elle agi en état de choc ? Avait-elle tous ses esprits à ce moment-là ? Avait-elle jamais fait une chose pareille avant… et, plus important, recommencerait-elle jamais ?
Néanmoins, il continua de rouler sans se retourner. Il avait les mains engourdies, comme privées de vie. Il était épuisé. Je sais qu’il va y avoir d’autres bombes, d’autres explosions, se disait-il. Ils en ont largué une dans la Zone de la Baie et ils vont continuer à nous arroser. Il vit dans le ciel une rapide succession d’éclairs, puis il perçut au bout d’un temps un grondement distant dont les ondes répercutées atteignirent le minibus, le faisant sursauter et trembler. Des bombes dans ce coin, conclut-il. Ou nos défenses, peut-être ; Mais il y en aura qui passeront quand même.
En outre, il y avait la radioactivité.
Les nuages qu’il savait constitués de matières mortellement dangereuses dérivaient au nord et ne semblaient pas encore assez bas pour nuire à la vie en surface. Sa vie et celle des arbres et buissons en bordure de la route. Peut-être qu’on va se ratatiner et mourir en quelques jours ? se dit-il. Peut-être n’est-ce qu’une question de temps ? Alors à quoi bon se cacher ? Est-ce qu’il faut filer au nord, chercher à s’échapper ? Mais les nuages vont justement au nord. Mieux vaut rester ici, se dit-il, et tâcher de m’abriter sur place. Je crois avoir lu quelque part que ce coin est privilégié, protégé, que les vents contournent West Marin pour se diriger sur Sacramento par les terres.
Pourtant il ne voyait toujours personne. Seulement cette femme… la seule personne qu’il ait vue depuis la première grosse bombe, depuis qu’il avait compris de quoi il retournait. Pas de voitures, pas de piétons. Ils ne vont pas tarder à émerger, à remonter, raisonna-t-il. Par milliers. Et pour mourir au fur et à mesure. Des réfugiés. Je devrais me préparer à leur porter secours. Mais il n’avait dans son fourgon Volkswagen que des pipes, des boîtes de tabac, des bouteilles de vin de Californie provenant de petits viticulteurs. Pas de produits médicaux et pas de connaissances spéciales. De toute façon, il avait plus de cinquante ans et un trouble cardiaque chronique qu’on appelait tachycardie paroxystique. En fait, c’était miracle qu’il n’ait pas eu une crise pendant qu’il faisait l’amour avec cette fille.