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Ma femme et les deux gosses. Peut-être sont-ils morts ? Il faut que je rentre à Petaluma. Un coup de téléphone ? Idiot. Le téléphone ne marche sûrement plus. Et il continuait à conduire, sans but précis, ne sachant où aller ni que faire, ignorant des dangers qu’il courait, ne sachant si l’attaque ennemie était terminée ou si ce n’était que le début. Je risque d’être pulvérisé d’une seconde à l’autre, se disait-il.

Pourtant, il se sentait en sûreté dans le bon vieux tacot qu’il possédait depuis six ans et que les événements n’avaient en rien changé. Solide et sûr, l’engin… alors que – il le sentait – le monde et toutes autres choses avaient subi une métamorphose définitive et mortelle.

Il n’avait pas envie de s’en assurer.

Et si Barbara est morte avec les garçons ? se demanda-t-il. Curieux, mais cette idée n’était pas sans une nuance de soulagement. Une vie nouvelle, par exemple le fait que j’aie rencontré cette femme. Fini le temps d’avant ; est-ce que le tabac et les vins ne vont pas prendre une énorme valeur, à présent ? N’ai-je pas déjà une véritable fortune dans ce fourgon ? Plus besoin de retourner à Petaluma. Je peux disparaître sans risquer que Barbara me retrouve jamais. Il se sentait léger, plein d’entrain, maintenant.

Mais cela signifiait – Nom de Dieu ! – qu’il abandonne sa boutique, et c’était une idée horrible, qui évoquait les périls et l’isolement. Je ne peux pas la lâcher, décida-t-il. Cela représente vingt années consacrées à établir peu à peu de bonnes relations de fournisseur à clientèle, à découvrir ce que désirent vraiment les gens et à les servir.

Cependant, tous ces gens et ma famille sont peut-être morts à l’heure présente. Il faut que je me l’avoue : tout a changé, et pas seulement ce dont je me fiche.

Il roulait lentement, en s’efforçant d’envisager toutes les possibilités, mais plus il réfléchissait, plus sa pensée devenait confuse, plus son malaise grandissait. Nous avons sans doute tous subi les atteintes des radiations. Mes rapports avec cette fille sont le dernier événement remarquable de ma vie, de même que pour elle… elle aussi est sûrement condamnée.

Seigneur ! Il devenait amer. Dire qu’un imbécile du Pentagone doit être responsable ! Nous aurions dû avoir deux ou trois heures de délai, et nous avons eu… cinq minutes tout au plus !

Il n’éprouvait plus d’animosité envers l’ennemi ; rien qu’un sentiment de honte, l’impression d’une trahison. Ces crétins de militaires à Washington sont probablement sains et saufs au fond de leurs abris de béton, comme Adolf Hitler les derniers jours, conclut-il. Et on nous laisse crever ici. Il en était vraiment honteux. C’était affreux.

Soudain, il remarqua sur le siège près de lui deux chaussures, deux escarpins usés. Ceux de la fille. Il soupira, il sentit sa fatigue. Drôle de moment, songeait-il, pris de cafard.

Il eut alors un revirement, un enthousiasme soudain. Ce n’était pas un moment, c’était un signe ! Le signe qu’il fallait rester à West Marin et tout recommencer ici. Si je reste, je la reverrai, je le sais, se dit-il. Ce n’est qu’affaire de patience. C’est pour cela qu’elle a laissé ses chaussures. Elle le savait déjà, que j’allais recommencer ma vie ici, qu’après ce qui est arrivé je ne repartirais plus – je ne peux pas. Au diable la boutique, ma femme et les enfants, et tout Petaluma !

Il se mit à siffloter, soulagé et joyeux.

Il ne subsistait plus de doute dans l’esprit de Bruno Bluthgeld ; il voyait le flot continu des voitures qui se déversait en sens unique vers le nord, vers l’autoroute qui débouchait sur la campagne. Berkeley était devenu un tamis par tous les trous duquel filtraient tous ceux qui remontaient, d’Oakland, de San Leandro et de San José. Ils passaient par ces rues, toutes à sens unique à présent. Ce n’est pas ma faute, se disait le docteur Bluthgeld, planté sur le trottoir, dans l’incapacité de traverser la rue pour parvenir à sa propre voiture. Et pourtant, s’avouait-il, bien que ce soit la vérité, bien que ce soit la fin de tout, la destruction des villes et des gens de toutes parts, je suis responsable.

D’une certaine façon, j’ai amorcé la catastrophe.

Il faut que je répare, se dit-il. Il joignit les mains, contracté d’inquiétude. Il faut que cela ne soit pas arrivé, conclut-il. Je dois remonter en arrière pour arrêter le mal avant qu’il se manifeste !

Voilà ce qui s’est produit, se dit-il. Ils mettaient au point leurs plans pour me supprimer mais ils n’ont pas tenu compte de mes capacités, qui à mon avis semblent résider en partie dans le subconscient. Je n’ai sur ces capacités qu’un contrôle relatif, elles émanent des niveaux supra-personnels, de ce que Jung appellerait l’inconscient collectif. Ils n’ont pas fait entrer en ligne de compte la puissance presque illimitée de mon énergie psychique réflexe, et maintenant elle s’est déchaînée contre eux en riposte à leurs préparatifs. Je ne l’ai pas voulu. Elle a simplement suivi le processus psychique d’action-réaction. Mais je dois quand même en assumer la responsabilité morale, parce que c’est Moi, le Moi plus grand, le Moi-même qui dépasse le moi conscient. Il faut que je lutte contre cette énergie maintenant qu’elle a accompli son œuvre contre les autres. Elle en a sûrement assez fait. Et même, les dommages ne sont-ils pas déjà trop étendus ?

Mais non, ils n’étaient pas trop vastes, au sens purement matériel, dans le pur concept d’action-réaction. Cela mettait en jeu une loi de conservation de l’énergie, une loi de parité. Son inconscient collectif avait riposté proportionnellement au mal que voulaient faire les autres. Toutefois le moment était venu de réparer. C’était, logiquement, l’étape suivante. Son énergie s’était-elle épuisée… ou non ? Il avait des doutes, il éprouvait une profonde gêne. Est-ce que le processus de réaction, son système de défense métabiologique, avait bouclé le cycle de riposte, ou y restait-il encore quelque chose à venir ?

Il huma l’atmosphère pour flairer le danger. Le ciel était un mélange de particules et de débris assez légers pour être véhiculés par l’air. Qu’y avait-il de caché là dans cette sombre matrice ? La matrice de la pure essence de moi, songea-t-il, alors que je reste ici dans l’incertitude. Je me demande si ces gens qui passent en voiture, ces hommes et ces femmes au visage sans expression… je me demande s’ils savent qui je suis. Savent-ils que je suis l’Omphalos[3], l’origine de tous ces troubles cataclysmiques ? Il observait les passants et bientôt il connut la réponse : ils étaient au courant de sa présence, ils savaient qu’il était la source de tout, mais ils avaient trop peur pour s’attaquer à lui. Ils avaient bien compris leur leçon.

Il leva la main dans leur direction et cria :

— Ne vous tourmentez pas ; il ne se passera plus rien. Je vous le promets.

Le comprenaient-ils, le croyaient-ils ? Il sentait leurs pensées braquées sur lui, leur panique, leur souffrance, et aussi leur haine maintenant contenue devant cette prodigieuse démonstration de ses pouvoirs. Je connais vos sentiments, répondait-il en lui-même, ou peut-être s’exprimait-il à voix haute… il n’en savait rien. Vous avez appris une dure et amère leçon. Et moi aussi. Il faut que je me surveille plus attentivement : à l’avenir, je dois faire usage de mes pouvoirs avec un respect accru, avec une crainte sacrée devant le dépôt confié à mes soins.

Où vais-je à présent ? se questionna-t-il. Loin d’ici pour que tout s’apaise peu à peu de soi-même ? Pour leur bien, ce serait une bonne idée, une solution humaine, équitable.

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3

Omphalos, mot grec signifiant ombilic. On désignait ainsi une pierre sacrée entourée de bandelettes et placée dans le temple d’Apollon à Delphes. Ce sanctuaire était considéré comme le « nombril sacré » du monde grec.