Puis-je partir ? Bien sûr. Parce que les forces mises en œuvre étaient au moins dans une certaine mesure disponibles ; il pouvait les convoquer, dès qu’il en prenait conscience, comme en ce moment. Son erreur antérieure, ç’avait été simplement de les ignorer. Peut-être serait-il parvenu grâce à une psychanalyse intense à les percevoir en temps opportun et cette grande perturbation aurait-elle pu être évitée. Mais il était maintenant trop tard pour se tourmenter à ce sujet. Il repartit par où il était venu. Je suis en mesure de couper la circulation et de quitter cette région, se disait-il. Pour le prouver, il descendit du trottoir, droit dans le flot des véhicules. D’autres personnes l’imitaient, d’autres individus à pied, dont beaucoup portaient des objets ménagers, des livres, des lampes, voire un oiseau en cage ou un chat ! Il se joignit à eux tous, leur faisant signe de traverser en même temps que lui, de le suivre parce qu’il avait la faculté de traverser à son gré.
La circulation était presque paralysée. Cela semblait dû au fait que des voitures se frayaient passage d’une rue transversale, un peu plus loin, mais il savait bien que ce n’était pas vrai ; ce n’était que la cause apparente. La vraie, c’était son propre désir de passer. Devant lui s’ouvrait un espace entre deux véhicules. Le docteur Bluthgeld mena la colonne de piétons jusqu’au trottoir d’en face.
Où pourrais-je aller ? se demanda-t-il, sans prêter attention aux remerciements des gens qui l’entouraient. Ils essayaient tous de lui exprimer combien ils lui étaient reconnaissants. À la campagne, loin de la ville ? Je suis dangereux pour la ville, je sais. Je devrais me rendre à une centaine de kilomètres dans l’Est, peut-être même jusqu’aux Sierras, dans un coin reculé. West Marin… je pourrais y retourner. Bonny y est. Je pourrais vivre avec elle et George. Je pense que ce serait assez loin, mais si cela ne suffit pas, je poursuivrai ma route. Je dois m’éloigner de ces gens qui n’ont pas mérité de châtiments encore plus lourds. S’il le faut, je marcherai à jamais, jamais je ne m’installerai en un endroit donné.
Naturellement, je n’arriverais pas à West Marin si je prenais mon auto. Aucun de ces véhicules ne bouge plus, ne bougera jamais plus. L’embouteillage est trop considérable. Et le Pont Richardson est sûrement détruit. Il faut que j’aille à pied. Cela durera des jours, sans doute, mais je finirai bien par aboutir. Je vais prendre la route de Black Point, monter sur Vallejo et suivre ensuite la route des marécages. Terrain plat. Je pourrai couper droit à travers la campagne si nécessaire.
De toute façon, ce sera une pénitence pour ce que j’ai fait. Ce sera un pèlerinage volontaire, une manière de me guérir l’âme.
Il marchait tout en s’intéressant vivement aux dégâts qui l’entouraient. Il considérait tout cela dans une idée de guérison, de remise de la ville dans son état de pureté antérieure, si possible. Quand il passait devant un immeuble écroulé, il faisait une halte pour dire : que ce bâtiment se relève. Quand il rencontrait des blessés, il disait : que ces gens soient jugés innocents et en conséquence pardonnés. Chaque fois, il faisait de la main un geste de sa conception. Cela signifiait sa résolution d’empêcher que de pareilles choses se reproduisent. Peut-être la leçon qu’ils ont apprise est-elle permanente ? songeait-il. Ils me ficheront au moins la paix, désormais.
Mais peut-être qu’ils agiront en sens contraire, songea-t-il à un moment. Peut-être qu’après s’être arrachés des décombres de leurs demeures ils seront pris d’une résolution encore plus ancrée de m’anéantir ? Ceci risquait à la longue d’augmenter leur animosité plutôt que de la faire disparaître.
Il se sentait effrayé en songeant à leur vengeance. Ne vaudrait-il pas mieux me cacher ? Conserver le nom de Mr Tree, ou choisir un autre nom d’emprunt pour me dissimuler. En ce moment, ils ont un peu peur de moi, mais je crains que cela ne dure pas.
Pourtant, sachant tout cela, il continuait de leur adresser son signe rédempteur tout en marchant. Il consacrait encore ses efforts à leur rétablissement normal. Ses propres émotions étaient dépouillées d’hostilité ; il en était libéré. Il n’y avait qu’eux pour nourrir de la haine.
En bordure de la Baie, le Dr Bluthgeld se dégagea de la circulation et contempla la ville de San Francisco, toute blanche, fracassée, vitrifiée, répandue partout de l’autre côté de l’eau. Il n’en subsistait rien. Au-dessus, la fumée et le feu jaune s’agitaient d’une façon qu’il n’aurait pas crue possible. On eût dit que la ville n’était plus qu’un morceau de bois à brûler complètement calciné. Et pourtant, il en sortait des gens. Il voyait sur l’eau danser des objets informes ; les fugitifs avaient mis sur la mer tout ce qui pouvait flotter pour s’y accrocher et tâcher de traverser jusqu’au comté de Marin.
Le Dr Bluthgeld restait figé, incapable d’avancer, son pèlerinage oublié. Il fallait d’abord qu’il guérisse ces gens comme il guérirait ensuite la ville si possible. Il oubliait ses propres besoins. Il se concentra sur la ville, utilisant les deux mains, dessinant des gestes auxquels il n’avait encore jamais songé. Il essayait tout ; et au bout d’un temps il s’aperçut que la fumée devenait moins épaisse. Cela lui donna bon espoir. Mais le nombre des gens qui nageaient dans la Baie pour tenter de fuir commençait à diminuer. Rapidement même ! Bientôt les eaux furent désertes et seuls des débris restèrent en surface.
Alors il concentra ses efforts pour sauver les gens eux-mêmes. Il songea aux routes d’évasion vers le nord, aux endroits où iraient les fuyards, à ce dont ils auraient besoin. De l’eau tout d’abord, puis des vivres. Il évoqua l’Armée et la Croix-Rouge apportant des approvisionnements, il pensa à de petits bourgs mettant leurs ressources à la disposition des autres. Enfin ce qu’il « voulait » commença à regret à se manifester, alors il resta là un long moment, faisant en sorte que les secours soient. La situation s’améliorait. On soignait les brûlures, il y veillait. Il s’occupait également de les guérir de leurs grandes frayeurs, c’était essentiel. Il s’assurait qu’ils s’installaient de nouveau, au moins d’une façon rudimentaire.
Mais c’était étrange. En même temps qu’il se dévouait à l’amélioration de leur état, il remarquait avec surprise et même effarement que sa propre santé s’affaiblissait. Il avait tout perdu au service du bien-être général, car ses vêtements étaient à présent en loques, tels de vieux sacs. Ses orteils pointaient à travers ses chaussures. Il avait sur le visage une barbe hirsute, une moustache sous le nez, les cheveux tombant autour des oreilles et jusque sur le col déchiré de sa veste. Et ses dents… ses dents elles-mêmes avaient disparu. Il se sentait vieux, malade, vidé, mais cela valait quand même la peine. Combien de temps était-il resté planté là à s’acquitter de sa mission ? Il y avait longtemps que les flots de voitures avaient cessé de couler. Il ne restait que des carcasses d’autos endommagées, abandonnées sur la route, à sa droite. Cela faisait-il des semaines ? des mois, peut-être ? Il avait faim et ses jambes tremblaient de froid. Alors il se remit en marche encore une fois.
Je leur ai donné tout ce que j’avais, se dit-il, et, à cette pensée, il éprouva une certaine rancœur, et une certaine colère. Qu’est-ce que j’en ai eu en retour ? Il faut que je me fasse couper les cheveux, que je mange et que je me fasse soigner. J’ai moi-même besoin de quelques petites choses. Où les trouver ? Maintenant, je suis trop fatigué pour aller à pied jusqu’à West Marin. Je suis obligé de rester un bout de temps de ce côté de la Baie, jusqu’à ce que je sois reposé et que j’aie retrouvé mes forces. Son ressentiment grandissait tandis qu’il allait à pas lents.